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lors la fortune de ses princes et grandit avec eux. Elle était si peuplée dès le milieu du quatorzième siècle, que la peste de 1349 put lui enlever quinze mille habitants ; autant périrent encore trente-deux ans plus tard. Mais malgré les églises et les couvents qu’on y multipliait, sa moralité était déjà assez légère pour que, dans un document officiel, les patentes du duc Albert III (mort en 1395), on ait mentionné ses lieux publics de débauche. Les juifs aussi y étaient nombreux, car en 1421, on en brûla cent quarante, et il n’y manquait pas de ce qu’on trouvait alors en quantité partout, des bandits : d’un seul coup de filet, en 1458, on en prit dans les environs de la ville cent cinquante qui furent exécutés.

Nous savons comment s’est formée la capitale, voyons comment l’empire s’est construit.

Ce margrave Henri qui, le premier, se fixa à Vienne, est le même prince pour qui l’empereur Frédéric Barberousse rompit enfin le lieu vassalitique qui subordonnait le comte de la Marche Orientale au duc de la Bavière. Henri fut autorisé par l’empereur à ceindre la couronne ducale, et l’Autriche devint fief immédiat de l’empire. Un de ses successeurs, au milieu du quatorzième siècle, prit le titre d’archiduc, qui le mettait au-dessus de tous les ducs de l’empire, en le laissant au-dessous des sept électeurs. Les princes de la maison d’Autriche portent encore ce titre.

Ducs ou archiducs, ces princes, dont aucun ne mérite en particulier beaucoup d’attention ou d’estime, ont eu cependant l’esprit de vivre. C’est une grande force que de durer lorsque tout passe ; d’avoir pour soi le temps qui pour les autres s’échappe et fuit à tire-d’aile. Alors les traditions du gouvernement s’établissent, les longues visées de l’ambition se réalisent, et on est là pour recueillir la succession de ceux que le temps moissonne. C’est ainsi que, sans héroïsme, ni aventures chevaleresques, sans politique bien profonde, ni coups d’épée bien retentissants, les archiducs, la bourse ou quelque testament à la main, s’en sont allés tout autour de leur domaine ducal, acheter une ville, ou hériter d’une province, aujourd’hui c’était la Styrie et la Carniole, demain le Tyrol et la Carinthie.

Village de moulins, sur le Danube (voy. p. 188).

Maintenant veuillez supposer un moment que vous êtes monté au sommet du pic des Trois-Seigneurs, Dreiherrenspitz, d’où descend la Salza, la Drave et un affluent de l’Adige, et que votre vue est assez perçante pour arriver jusqu’aux extrémités de la double chaîne des montagnes dont vous occupez là un des points culminants. Vous voyez derrière vous les Alpes Rhétiennes se rattacher par le Brenner, l’Orteler et le Splungen, au Saint-Gothard, en versant au nord l’Inn et le Rhin, au sud l’Adige, l’Adda et le Tessin. Devant vous, la chaîne principale se divise en deux bras : l’un, les Alpes Noriques, qui se prolonge jusqu’au Kahlenberg où le Danube l’arrête ; l’autre, les Alpes Carniques et Juliennes, qui va mourir à Trieste et à Fiume sur l’Adriatique. Vous reconnaissez donc deux chaînes qui sont comme les deux côtés d’un triangle gigantesque dont le sommet serait sous vos pieds, au Dreiherrenspitz, la base au Danube, de Presbourg à Belgrade, et dans l’intérieur duquel vous verriez courir la Leitha, le Raab, la Muhr, la Drave et la Save, qui, au sortir des montagnes où elles sont nées, arrosent et inondent la région basse dont le Danube marque le thalweg ou la dépression la plus profonde. Alors embrassant d’un regard ce massif montagneux qui sépare les plaines de l’Italie, de l’Allemagne et des pays hongrois, vous comprendrez qu’il ait été comme la grande forteresse de l’Europe orientale, par-dessus laquelle les invasions ont passé, tant qu’elle n’a pas appartenu à un seul maître ; mais qui toutes s’y sont brisées, du jour où une seule domination y a planté son drapeau, Mongols, Hongrois, Transylvains, Bohêmes, Ottomans n’ont pu emporter cet inexpugnable rempart. La France seule, en le prenant à revers, y est entrée deux fois, mais l’Europe entière s’est mise à l’œuvre pour fermer les brèches que notre épée avait su y ouvrir.

Par une heureuse rencontre, dans un empire qui contient tant de populations différentes, il se trouve que la grande forteresse autrichienne n’enferme qu’un seul peuple, qu’on n’y parle qu’une même langue, qu’on n’y vit que de la même histoire, parce que depuis des siècles les intérêts et les sentiments ont été mis en commun ; qu’on y est enfin animé du même dévouement affectueux pour la maison de Habsbourg, ce qui ajoute une