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s’abritant d’un modeste parapluie contre la bruine qui tombait. Il nous salua plus bas, je crois, que je ne l’avais fait moi-même : c’était le père de l’empereur.

Schœnbrunn est le Versailles de Vienne. La nature n’y est point telle que le bon Dieu l’a faite, mais comme le Nôtre la taillait, alignait et tourmentait à Versailles : des allées bien droites, des charmilles bien hautes et coupées au cordeau ; de pauvres grands arbres qui sont si beaux quand on leur laisse étendre leurs bras tout à l’aise, et si laids quand on les réduit à n’être qu’une muraille verte où pas une feuille n’a le droit de dépasser l’autre : un jardin, en un mot, gracieux et vivant comme une figure de géométrie.

Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans le dix-septième siècle, c’est pourquoi Louis XIV portait les cheveux si longs et pourquoi le Notre coupait les arbres si court. À Versailles, pour être conséquent, on aurait dû se coiffer à la Titus. Vous êtes-vous jamais représenté Louis XIV aux genoux de la Vallière sans sa perruque ! Il fallait bien pourtant qu’à certains moments il l’ôtât, et qu’Apollon fût sans rayons. Mais alors c’était la nuit, et il importait peu. Le jour, le dieu reparaissait dans sa majesté ; et ne trouvant pas que sa chevelure naturelle eût assez de solennité ondoyante, il s’était couvert le chef d’une libre et puissante végétation artificielle. L’un et l’autre, le roi et le jardinier, forçaient la nature : c’est leur point commun. Tous deux aussi avaient fort grand crédit en Europe ; et si Louis fit prendre partout sa perruque, partout le Nôtre fit dessiner ses jardins. Voilà comment je retrouve à Schœnbrunn un Versailles bourgeois.

De Schœnbrunn je me fis conduire au Belvédère : c’est le musée de Vienne. Il faudrait y rester une semaine, car toute l’école vénitienne et l’école flamande sont là. Vingt ou trente Titien, autant de Paul Véronèse, de Rubens, de Van Dick, de Rembrandt et de Téniers ; toute l’école allemande d’Albert Durer et d’Holbein, qui, après eux, jusqu’à Overbeck, a une éclipse de deux siècles ; trois ou quatre toiles du Vinci, que j’ai le malheur de ne pas apprécier à sa valeur ; de magnifiques Salvator Rosa ; enfin, quelques Murillo et Velasquez qui ne me plaisent pas toujours.

Le Belvédère, musée de Vienne.

Il y a, au Belvédère, dix toiles du Titien presque aussi belles que celle du Louvre, dans le salon carré, la Femme aux cheveux d’or. Quelle puissance de pinceau ! Voilà bien les rois de la couleur. Mais ces Vénitiens, sans aller jusqu’à l’exubérance charnelle de Rubens, n’aiment pas du tout les corps diaphanes, à la taille étranglée, dont on se demande : Comment peuvent-ils respirer et vivre ? Nos femmes et nos filles cherchent la grâce dans l’étrange, et, pour obéir à la mode, risquent leur santé. Conduisous-les devant ces pontifes de l’art, devant ces maîtres de la beauté, en face du Titien, même de Raphaël, dont la Fornarina n’était pas précisément la condensation impalpable d’une nuée vaporeuse ou de la blanche écume d’un torrent. Je recommande le voyage de Vienne et une visite au Belvédère à tous les jeunes maris qui se sentiront dans la poitrine un cœur assez vaillant pour entreprendre la lutte la plus difficile, mais la plus nécessaire, la guerre contre le corset.

Je n’ai vu, dans cette galerie, qu’un tableau de Raphaël, encore est-il dans sa première manière, quand il cherchait sa route et ne l’avait pas trouvée. Michel-Ange