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mille âmes et centre de la fabrication des aciers de Styrie, qui ont un grand renom. Les gens du pays racontent qu’au temps des invasions, quand les Romains durent céder le Noricum aux barbares, le Génie des montagnes apparut aux conquérants et leur dit : « Je vous donnerai des mines d’or pour un an, des mines d’argent pour vingt ans ou des mines de fer pour toujours ; choisissez. » Les barbares prirent le fer. Puisque le Génie de la montagne était en si bonne humeur, ils auraient bien dû lui demander aussi de la houille. Mais la houille en ce temps-là n’était point connue, et aujourd’hui le règne de ces bons génies si commodes est malheureusement passé.

Tout cela donne à la Styrie un tout autre aspect que celui de la plaine froide, humide et maigre de la Bavière. Le gouvernement impérial est pauvre, parce qu’il administre mal ; mais ces populations ont certainement de l’aisance, bien qu’elles en montrent le moins possible par crainte du fisc, et comme elles sont dévouées à leurs maîtres, il y a de la force dans ce grand corps si mal bâti de l’empire autrichien.

J’éprouve cependant une déception. Je croyais trouver par ici des têtes superbes et des carnations blanches et roses. On m’avait tant dit que les femmes de Rubens et la Marguerite de Scheffer se rencontraient en Allemagne sous chaque pommier ! Je ne vois que de disgracieuses créatures qui s’enlaidissent comme à plaisir par leur costume, surtout à l’aide d’une sorte de tablier de soie noire qui leur serre la tête et dont les deux bouts pendent derrière le dos. Beaucoup aussi vont nu-pieds. C’est un détail de toilette qui me répugne et me fait mal. Je leur passerais toutes les excentricités de costume, sauf celle-là qui m’ôte une partie de la bonne opinion que je me faisais de leur bien-être. À Vienne, d’où je vous écris, je viens de rencontrer encore quantité de femmes et d’enfants courant ainsi, jusqu’à la porte du palais impérial, dans la boue et sur le dur pavé des rues. Nos plus pauvres paysans ont des sabots, nos ouvriers de bons souliers de cuir, et le dimanche ils chaussent l’ancienne botte féodale. Croyez bien que ce n’est pas une remarque puérile. Avec des pieds nus, on ne monte jamais bien haut. Aussi tous les prêtres que je vois passer sont-ils en grandes bottes qui leur arrivent jusqu’aux genoux.

Les hommes ont meilleur air. Le type autrichien est généralement doux, œil bleu pâle, nez long et un peu pendant, bouche boudeuse, sans fermeté. La grosse lèvre des Habsbourg, trait caractéristique de cette maison, ne leur vient donc pas seulement de l’épouvantable Maultasche, la plus laide créature qui ait jamais porté couronne, mais qui leur céda un beau domaine, le Tyrol. Il y a dans le peuple autrichien quelque chose de ce trait.

Le paysan, qui se coiffe en arrière et a l’air très-placide, aime les plumets et en abuse. Qui a tué une chouette ou un milan, pare son chapeau de ses plumes. Quelques-uns vont jusqu’à y fixer des oiseaux empaillés, avec des yeux en émail, les ailes étendues et la queue en aigrette.

Coiffures de paysans autrichiens dans l’archiduché.

Nous croyions, dans ces dernières années, avoir inventé ou retrouvé l’architecture polychrome. Je la rencontre ici partout. Leurs stations de chemin de fer dont aucune ne ressemble à l’autre sont de vraies curiosités. Je voudrais pouvoir en transporter une aux environs de Paris, à la place de ces affreuses bâtisses qui ne sont que des cages à employés et à patients, où les compagnies n’ont pas voulu faire la moindre dépense d’art, ni les architectes, d’esprit. Ce serait un bijou à faire accourir les badauds et les artistes. Tout s’y trouve, la pierre, la brique jaune et rouge de toute forme, le bois découpé à jour, les moulures en terre cuite, les couleurs harmonieusement combinées. À quoi les habitants ajoutent le plus qu’ils peuvent de fleurs éclatantes ou de plantes au joli feuillage.

Je sais bien que cela coûte plus que quelques moellons entassés à l’équerre, et que les dividendes des actionnaires en ont été diminués. Mais l’industrie et la finance ne doivent-elles pas payer rançon à l’art ? Puisque ces deux grandes puissances des temps modernes sont reines aujourd’hui, demandons-leur de ne pas vivre parcimonieusement, comme des parvenus de bas étage ; qu’elles se souviennent que l’éducation du peuple se fait par le beau tout comme par le vrai, et qu’elles soient sûres d’y trouver encore leur compte.

Un des traits de cette architecture, c’est de prendre