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mais leurs sublimes horreurs effarouchent l’esprit et l’écrasent. En face de ces pics décharnés qui se perdent dans l’infini du ciel, et de ces masses colossales qui, en montant à douze et quinze mille pieds dans les airs, ont soulevé avec elles nos continents, comme un géant qui, en se dressant, déploierait son large manteau, l’homme a le sentiment des forces immenses qui ont été là en jeu, et il en est accablé. Ici, tout est fort, mais aussi modéré et en d’harmonieuses proportions. La terre est féconde, la végétation splendide ; la vie circule partout ; et au milieu de cette calme et riche nature, doucement emporté par ce beau fleuve, je me sens comme bercé sur le sein de la bonne et puissante mère qui nous porte et nous sourit.

L’homme seul manque ; mais il n’est pas loin, car de temps à autre je vois pointer, par-dessus la falaise, la flèche d’une église ; les villages, qui n’auraient pu tenir sur la pente rapide des montagnes, se sont établis en arrière sur le plateau. Ces magnificences se continuent durant plus de quinze lieues, et n’ont de rivales, m’assure-t-on, que celles que nous trouverons à l’autre extrémité de la frontière autrichienne, entre Moldawa et Turn-Severin, aux fameuses Portes de Fer.

Nous suivons donc pendant plusieurs heures tantôt les sinuosités d’un canal étroit, tantôt le milieu d’une large vallée ; et toujours nous voyons les luxuriantes prairies entretenues par les brouillards qui, chaque soir, s’élèvent du Danube ; la forêt aux essences variées qui descend jusqu’à la rive ; une vallée qui s’ouvre et où le ruisseau, pressé de se perdre au fleuve, bondit en cascatelles à côté du roc sourcilleux et grave qui fait sortir sa tête rugueuse du fond de ces masses de verdure : la force paisible auprès de la grâce pétulante. Puis, les incidents de la terre et des eaux : une vache qui nous regarde passer de son air tranquille et doux ; un oiseau qui pêche et, à notre approche, s’envole et fuit ; le plongeon qui nage et à chaque instant disparaît, ou le héron dont nous troublons la patience résignée, qui se lève et, de ses grandes ailes, rase lentement la surface de l’eau.

La saison présente n’est peut-être pas la meilleure pour venir ici. Il faudrait y passer au printemps, quand la vie s’éveille, que les arbres se parent de leurs fleurs odorantes ; et que les prairies sont un tapis de velours frangé d’or ou d’argent, selon que les ajoncs ou la prunelle des haies leur servent de ceinture. Cette couronne de fleurs que le premier épanouissement de la vie lui met au front, la nature, comme l’homme, la laisse bientôt tomber pour prendre un aspect plus sévère. Mais elle la retrouve, elle, et nous nous l’avons à jamais perdue. Au moins, comme elle encore, remplaçons ces fleurs éphémères par des fruits utiles et doux !

Je parlais tout à l’heure de ruines. La plus curieuse est celle du Hayenbach, ou, comme on l’appelle dans le pays, du Kirschbaumer-Schloss, le château des Cerisiers, dont nous faisons presque le tour, placée qu’elle est sur un promontoire que le fleuve enveloppe de trois côtés. Mais, en somme, je trouve peu de ruines au bord du Danube, tandis que les rives du Rhin en sont couvertes. En y réfléchissant, je compris que l’industrie des détrousseurs de grands chemins ne pouvait prospérer que là où l’autorité supérieure était inerte ou absente, et le long d’un fleuve qui était une grande voie commerciale. Or, dès le treizième siècle, il n’y avait plus de ducs ou de chef suprême du pays en Souabe ni en Franconie, tandis que les maisons de Habsbourg et de Wittelsbach, qui datent de ce temps, durent encore. On sait qu’en Autriche, par privilége spécial de l’empereur Frédéric Barberousse, les ducs eurent droit de suzeraineté sur tous les barons de leurs États, ce qui ne permit pas qu’il s’y formât une noblesse immédiate, c’est-à-dire indépendante, comme en Souabe, en Franconie et dans les provinces rhénanes. En outre le Rhin, couvert sur ses bords de riches cités et ayant à son extrémité les Pays-Bas, le centre de la grande industrie au moyen âge, était alors la principale artère du commerce européen. Le Danube, au contraire, traversait des pays sans cesse ravagés par la guerre, et menait à des contrées d’où rien ne venait, où rien n’allait. Il y a bien moins de hasard en histoire qu’on ne le pense.

Au-dessous de Neuhaus le fleuve s’élargit et la vue s’étend. La double muraille de rochers et de verdure qui nous enveloppait s’écroule et s’efface, et moi j’entre en colère contre moi-même, parce que je me sens tout disposé à sortir avec plaisir de ma belle prison de montagnes, où depuis trois heures je suis enfermé, tant il est difficile de porter longtemps la même émotion. Quand nous avons dépassé le bourg d’Aschach, nous nous trouvons dans un dédale d’îles et de bas-fonds où le Danube perd sa grandeur, sa force, et change son lit à chaque crue, presque chaque semaine. La rive s’abaisse ; nous voilà de nouveau en plaine ; mais cette plaine laisse courir le regard jusqu’aux Alpes du Salzbourg, et je retrouve le Traunstein, que je crois bien avoir vu du haut de la tour de Saint-Pierre, à Munich. C’est un dédommagement.

De malencontreux touristes s’obstinent à donner au Traunstein les traits de Louis XVI ; je ne lui trouve qu’une assez bonne figure de montagne. Une route qui passe non loin de là a été appelée par les Autrichiens la route de la Dauphine, en l’honneur de Marie-Antoinette, qui la suivit vraiment pour son voyage de France. À la bonne heure. Ils ont, eux, le droit d’associer à leur belle nature le nom de leur gracieuse archiduchesse. Quand elle y passa, la joie était encore dans ses yeux, l’espoir dans son cœur, le bonheur autour d’elle. Que ce souvenir, frais et charmant comme une fleur de printemps, ne soit pas assombri par le souvenir sanglant du 21 janvier. Je le vois, celui-là, se dresser trop souvent devant moi dans l’histoire, pour aimer à le rencontrer encore si loin de la place de la Révolution, au milieu d’un tranquille paysage. Ah ! pourquoi cette route des royales fiancées que l’Allemagne du Sud nous donna ne s’est-elle point fermée devant elles ? Isabeau de Bavière, Marie-Antoinette, Marie-Louise, avec quelle amertume vous avez regretté les blondes compagnes de vos jeunes années, en sentant votre front fléchir sous le poids de cette couronne de France, si belle mais si lourde à porter !

Pourtant je me lasse vite de ces bords plats, et c’est avec