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pittoresques, en sites charmants ou grandioses, qu’en terres fertiles, en cités populeuses et actives. Quand l’Inn a apporté les bois du Tyrol et les sels du Salzbourg, il ne faut pas lui demander autre chose. Cette pauvreté commerciale et la direction sud-nord de son cours ont fait de lui l’affluent au lieu du bras principal du Danube, comme la masse de ses eaux lui permettait d’y prétendre. Pour Rome, qui a arrêté il y a dix-huit siècles la géographie de ces contrées, l’Inn n’était qu’une route des Alpes vers la Germanie ; le Danube, dans son cours d’occident en orient, était bien plus, le large fossé qui défendait les approches de son empire, la barrière de deux mondes.

En sortant de Passau, il faut se retourner bien vite, tandis que la vapeur vous entraîne, pour contempler une dernière fois la ville et ses faubourgs ; car sur le Danube, on ne la voit bien que de ce côté. Le regard plonge dans les vallées par où les deux grands fleuves arrivent, puis remonte sur la ville étagée en amphithéâtre et qui sort d’un océan de verdure. Elle n’a point de beaux édifices, dit-on ; mais à cette distance le détail échappe et l’ensemble est saisissant, encadré qu’il est, à droite, par le château d’Oberhaus, avec ses remparts que rien n’empêche à cette distance de croire formidables ; à gauche, par la colline qui porte l’église de Notre-Dame de Bon-Secours (Mariahilf). Si son escalier de deux cent quarante-sept marches n’était pas couvert, j’y verrais sans doute quelque pèlerin en monter à genoux les degrés, et disant à chaque marche une oraison.

Mais M. Lancelot l’a monté pour moi, sur ses deux pieds, bien entendu. Comme ce n’était pas jour « d’expiation, » il n’y trouva que deux ou trois mendiants et quelques femmes qui avaient pris par là pour abréger l’ascension de la colline.

Avec un pareil site, des Italiens eussent fait merveilles. Le Tedesco paraît bien avoir eu l’intention d’appeler, lui aussi, l’art au secours de la religion. Ils ont du moins creusé dans la muraille de gauche une multitude de niches ; mais les statues n’y sont pas ; point de fresques non plus, aucune sculpture : c’est tout bonnement un escalier pour monter, comme la colline, au lieu de porter ces magnifiques platanes, l’ornement des terres du Midi, n’est qu’un prosaïque verger au maigre feuillage.

Ces apparences refroidissaient déjà le zèle de notre artiste et l’arrêtaient au bas des deux cent quarante-sept marches, « lorsque, me dit-il, un rayon de soleil, perçant juste à ce moment, au sommet du Calvaire, qu’il emplit de sa lumière dorée, me sembla une promesse et un encouragement. Je fis donc l’ascension. Au dernier palier, je rencontrai une grande belle jeune fille en robe de soie, à volants modérés, coiffée de l’immense foulard noir, dont les bouts retombent par derrière, plus bas que la ceinture, et qui constitue la coiffure des femmes du peuple dans l’archiduché.

« Le rayon de soleil tenait déjà ses promesses. À défaut d’une œuvre d’art, qui manquait encore, une belle créature ! Bien chaussée, ce qui est rare ; bien gantée, ce qui l’est plus encore ; l’air modeste et presque touchant. Elle me salue d’un Gut morgen harmonieux, auquel je réponds par le plus respectueux de mes saluts.

« Mais les deux cent je ne sais combien de marches et mes espérances aboutissent à une chambre carrée, pleine de grandes croix en sapin, de sept à dix pieds de haut, que des pèlerins ont apportées en rampant sur leurs genoux, et de béquilles, d’écharpes, de voiles, de fleurs fanées, de tableaux votifs où des peintres en bâtiment ont dessiné des apparitions miraculeuses ; un pêle-mêle enfin d’ex-voto que les yeux des fidèles peuvent seuls regarder ; S’ils représentent en effet une grande somme de piété, qu’on serait tenté d’appeler d’un autre nom, ils n’ont pas une parcelle d’art. J’ai vu en Italie bien des sanctuaires analogues, mais presque toujours un Bambino radieux ou une chaste Madone de quelque maître, glorieux ou inconnu, cachait sous son éclat ces signes de misère humaine et ouvrait à la fois, pour les yeux et le cœur, le ciel de l’art et du sentiment religieux.

« Ici, rien. Je sortis bien vite et m’arrêtai quelque temps à contempler la ville, dont les blanches terrasses, vivement détachées par le soleil sur le fond des montagnes, me rappelèrent certains aspects de Gênes. C’est là, en face de cette belle nature, qu’il faudrait venir prier.

« J’ai retrouvé plus tard la modeste créature de là-haut ; Son Gut nacht était tout aussi harmonieux que son Gut morgen, mais je n’étais plus sous l’influence du lieu et du soleil. J’y vis plus clair, pourtant, et je gardai mon salut, honteux d’avoir cru à la candeur des figures allemandes et d’avoir été plus naïf que la naïve Allemagne. »

Notre artiste oublie qu’il y a de ces candeurs-là partout, et que dans certaines natures Dieu et Satan font très-bon ménage.

M. Lancelot ne fut pas heureux dans ses rencontres aux lieux de pèlerinage ; peut-être bien qu’il n’y portait pas les dispositions nécessaires. Au gros bourg de Marbach qui s’adosse à une montagne rocheuse dominée par l’église de Maria-Taferl, un sanctuaire très-renommé, son bateau fut envahi par une bande de pèlerins. C’étaient en majorité des femmes, presque toutes vieilles, et dont pas une, parmi les jeunes, n’était jolie ou n’avait cette autre beauté qui vient de la grâce. Leurs faces bulbeuses. ou tachées, d’un ton violâtre, accusaient un type vulgaire où ne coulait pas un sang généreux ; et pressées qu’elles étaient toutes à l’arrière du bateau, on les eût prises pour un bouquet fané de fleurs des champs. Le costume était à l’avenant : des châles et des chapeaux qui semblaient n’avoir jamais pu être neufs recouvraient des friperies printanières aux nuances délicates, et donnaient le triste spectacle, le plus laid de tous, celui de l’indulgence qui laisse voir ses misères à travers les trous d’une opulence. menteuse, comme ces pauvres de Londres dont l’habit noir rapiécé a déjà passé, avant d’arriver à eux, sur les épaules de trois ou quatre propriétaires placés les uns au-dessous des autres dans l’échelle sociale. Que j’aime bien mieux la grosse veste de bure de nos Auvergnats et la robe courte de futaine rayée que l’Opéra n’a pas dédaigné parfois d’emprunter à nos paysannes pour la mettre au milieu de ses magnificences.