Page:Le Tour du monde - 07.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tes, elles font varier sans cesse le point de vue, et les mêmes sites se montrent sous les aspects les plus divers. Nous voyons une ruine dont nous faisons ainsi presque le tour. Vingt fois Straubing apparaît à tous les points de l’horizon, même derrière nous, avant que nous passions devant ses murs. Aussi les gens du pays disent-ils : « De Ratisbonne à Straubing, il n’y a pas moyen de s’égarer ni d’arriver. »

Straubing est célèbre par la mort tragique de la belle Agnès Bernauer, fille d’un petit bourgeois d’Augsbourg. Un fils du duc de Bavière l’avait épousée en secret ; le père, irrité de ce mariage disproportionné, accusa Agnès de sorcellerie et la fit précipiter du haut du pont de Straubing dans le Danube. Comme elle surnageait et que le flot la portait à la rive, le bourreau la saisit par ses longs cheveux et lui tint la tête au fond de l’eau jusqu’à ce qu’elle fût noyée.

Je ne vous parlerais pas de cette aventure, dont vous trouverez le récit partout, si elle ne venait de faire commettre un de ces méfaits archéologiques auxquels se laissent parfois aller l’érudition allemande et la nôtre. La Gazette de Cologne racontait dernièrement que des pêcheurs avaient trouvé dans le Danube, près de Straubing, une épée portant l’inscription : Anno Domini 1303. La catastrophe d’Agnès était postérieure de près d’un siècle et demi, en 1436, et la pauvre enfant n’avait pas été frappée de l’épée. On n’en conclut pas moins que cette vieille ferraille était l’épée d’Émeran Kæsberger de Kalmberg, qui avait joue un rôle dans le procès, et elle vient d’être ou sera solennellement donnée au musée germanique de Nuremberg.

Intérieur de la Walhalla.

Que de choses dans nos croyances d’érudits et d’artistes ont des attributions équivoques, et comme nos collections auraient besoin de ce savant et terrible abbé « le dénicheur de saints », qui trouvait tant de suppôts du diable en des personnages pieusement révérés. Par contre, si l’archéologie met certaines choses trop haut, elle en laisse tomber d’autres trop bas. Un jour, je trouvai à la porte d’un épicier la momie d’une reine d’Égypte. Je demandai ce qu’elle faisait là. « Mais j’en fais de l’encre de Chine », me dit mon industriel. Ayez donc été la beauté, la grâce, la puissance, l’amour, pour finir par là !

Ce qui me rappelle cette fin lamentable, c’est l’Isar, que j’avais vu naître à peu près à Munich, et que je viens de voir se perdre dans le Danube, au-dessous de Straubing. Le pauvre petit fleuve qui, à Munich, est tout turbulent et tapageur, fait là si triste figure, que sans le guide je l’aurais pris pour un marais honteux qui se cachait à demi sous les saules. Il faut être vraiment grand pour disparaître de la scène avec éclat ; et encore combien de grandeurs de ce monde, hommes ou choses, qui meurent misérablement !… Le rhin et le Rhône n’ont pas d’eau à leur embouchure.

Je n’avance guère : c’est que notre bateau ne va pas vite. Nous contournons une plaine fort riche, le grenier d’abondance de la Bavière, dont Straubing est l’entrepôt. Or vous savez, par notre Beauce, que pour un pays, richesse ne veut pas dire beauté. Il arrive donc que j’ai beau regarder, je ne trouve rien à vous conter, et que je suis réduit à faire, comme le Danube en l’endroit ou nous sommes, de longs détours.

Au-dessous de Straubing, le paysage se dessine mieux, par places. Sur la rive gauche, la petite ville de Deggeedorf se présente dans un site délicieux. Le Danube y a douze cents pieds de large, et un pont de bois à vingt-six ouvertures en réunit les deux rives.