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veut absolument le garder à dîner. Un convive de plus obligeant son hôte à faire prendre plus de pain, le boulanger s’informe, comme de juste, du motif qui dérange les habitudes de la maison. La servante répond qu’un ami de monsieur, un pays vient d’arriver. — « Ah ! un Français, dit le boulanger qui prépare sa fournée ; amenez-le-moi ici, nous chaufferons le four avec sa carcasse. » Le lendemain, le hasard conduit notre artiste devant une boutique où il voit quelques sculptures à prendre, et il s’arrête pour en faire le croquis. Un gros bonhomme en sort, son bonnet d’une main, une chaise de l’autre, et insiste très-poliment pour que M. Lancelot prenne ses aises. C’était l’ogre de boulanger. Il avait fait le bravache la veille contre un Français, pour obéir à la consigne donnée en 1813 et qui dure encore, paroles ; il n’aurait pas voulu, en action, lui porter le moindre préjudice, et il était plein de reconnaissance pour l’artiste qui faisait à sa ville la galanterie de dessiner un dernier vestige de sa splendeur passée.

Pourquoi une certaine presse nourrit-elle encore en Allemagne ces rancunes contre « le voisin perfide, le Gaulois, l’ennemi héréditaire, Erbfeind ? » Nous les avons méritées il y a cinquante ans, c’est vrai. Mais n’en avons-nous pas été punis ? Lessing, dans l’autre siècle, jetait à ses compatriotes cet amer reproche : « Le caractère national de l’Allemand, c’est de n’en point avoir. » On a bien changé cela depuis Lessing ; mais, de l’autre côte du Rhin, trop de gens font consister le caractère national dans la gallophobie. Oubliez ; nous l’avons bien fait nous-mêmes ; laissez à l’Allemand sa débonnaire nature, et n’attisez pas entre les nations ces haines qui ont fait couler tant de sang. Elles ne sont plus de notre âge !

Il n’y a, à vrai dire, que deux choses curieuses à Ratisbonne ; on les trouve au palais du prince de Tour et Taxis, et à l’hôtel de ville.

La brasserie de l’hôpital, à Ratisbonne.

Le palais du prince, ancien couvent d’une architecture froide et triste, renferme une chapelle gothique très-élégante et un cloître ogival d’un grand caractère. Sous la chapelle est une crypte dans laquelle on aperçoit, par une ouverture du pavé, de magnifiques tombeaux en orfévrerie. Les appartements de la princesse sont d’un goût exquis, la chambre à coucher du prince d’une simplicité de soldat : un lit de collégien, comme était celui du roi Louis-Philippe, quelques siéges modestes, et sur la muraille les portraits de tous ses chevaux, avec une bibliothèque remplie de pipes. Il y en a de toutes les formes et de tous les pays, depuis l’immense narghilé oriental jusqu’à la courte pipe du gamin de Paris, qui a un nom qu’on n’écrit pas. J’ai reconnu la favorite au fourreau de peau de daim qui la protége. Mais la merveille du lieu, comme il convient à des Primes qui ont eu pendant trois siècles, par privilége impérial, le monopole des postes de l’Allemagne, c’est l’établissement hippique : le manége, qui est décoré de bas-reliefs par Schwantgaler ; les écuries, où les chevaux sont logés comme des princes, et la sellerie, où l’on a rangé par pays tout ce que l’homme a inventé à l’usage du cheval. Les gens que la matière intéresse viennent de bien loin visiter ce musée équestre.

J’y rencontrai sept ou huit officiers autrichiens tout de blanc habillés, de mise très-élégante et d’une extrême politesse. Ils me saluent pour m’inviter à passer devant eux, ils me saluent encore quand ils passent devant moi, mais ils ne me saluent plus du tout dès qu’ils m’entendent parler.

En sortant du palais, le concierge me montre le calendrier où sont marqués les dix-huit jours des fêtes patronymiques des princes et princesses de la maison et les dix-huit jours anniversaires de leur naissance. C’est trente-six jours fériés pour les féaux et corvéables ; ils doivent ces jours-là visites et compliments au prince ou à la princesse, qui, par compensation, doivent les recevoir et les entendre.

Au Rathhaus, je regarde un moment la croisée-tribune d’où l’on haranguait la foule ; mais je désole le gardien