Page:Le Tour du monde - 07.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doublées de celles de la route jusqu’à Ratisbonne. Je croyais écrire, je m’endormais. Quand je me réveillai, il faisait grand jour, et le bateau que je devais prendre à l’aube voguait depuis trois heures vers Passau. Le génie protecteur de la vieille ville s’était vengé de mon irrévérence et me forçait à faire une visite en règle à sa cité impériale. Je m’exécutai de bonne grâce.

Au moment où j’allais sortir, je fus arrêté par un bon gros garçon de Neuremberg, commis voyageur en cigares, qui, apprenant qu’un Français se trouvait à l’hôtel, chose rare à Ratisbonne, en oubliait depuis deux heures son commerce et m’attendait pour me happer au passage. Tout fier d’avoir habité Paris et d’être en état de me le dire en un français très-peu orthodoxe, il s’accrocha à moi de façon que je ne pusse me délivrer de lui. Il se mettait d’ailleurs à ma disposition pour me conduire vers les curiosités de la ville ; j’aurais manqué à tous mes devoirs de voyageur en n’acceptant pas. Me voilà donc parti avec mon complaisant cicerone. Nous nous mettons d’abord à la recherche d’une procession qui devait avoir lieu ce jour-la dans le faubourg Stadt-am-Hof, pour je ne sais quelle fête religieuse. Mais il faisait un temps abominable, digne de la réputation de la ville[1]. Je n’aperçois qu’un océan de parapluies qui ondulent et ruissellent. Je renonce aux curiosités en plein air et je repasse le pont du Danube presque aussi vite que l’archiduc Charles quand il fut si heureux de le trouver, après Eckmühl, pour s’échapper en Bohème.

J’avais vu la veille, dans la nuit, des masses énormes accolées à de certaines maisons et dont je n’avais pas compris la destination. Toute la ville, regardée du faubourg, en est comme hérissée : ce sont des espèces de donjons à neuf ou dix étages, où sans doute les seigneurs venus à la diète se cantonnaient. Ils avaient voulu retrouver dans la ville l’image de leurs châteaux forts et pouvoir, au besoin, se défendre contre une émeute populaire ou une attaque de leurs rivaux.

À côté de ces monuments de défiance et d’orgueil, je vois la réponse menaçante des manants. Ratisbonne a une rue Goliath et, sur une des maisons de cette rue, le géant s’élève de la hauteur de trois étages ; mais le pâtre, l’enfant qui le vaincra, est à côté. Berne aussi a une porte Goliath. Cette image était fréquente au moyen âge. N’y avait-il là qu’un souvenir biblique ? ou n’était-ce pas plutôt le symbole aimé de ces petites villes qui se promettaient de tuer, elles aussi, le géant féodal ? Les bourgeois du treizième siècle avaient assez de malice pour le penser, et, dans tous les cas, leurs descendants ont le droit de le dire.

Tout près du pont, nous nous trouvâmes en face du Dom ou de la cathédrale, qui ne me parut pas faire meilleur effet le jour que la nuit. Bien qu’on vante beaucoup en Bavière son portail, qui date de 1488, il me sembla, comme à M. Fortoul[2], « un témoignage évident de la décadence de l’architecture religieuse ; car, loin de révéler aux yeux les mystères d’un temple chrétien, il présente la façade d’un hôtel de ville, orné au premier étage de son balcon, sur lequel s’ouvrent deux grandes fenêtres et surmonté d’un pignon aigu dont le milieu est marqué par une tourelle féodale. Les deux grandes tours qui accompagnent ce frontispice profane n’ont point été achevées, et les sculptures qui y sont répandues sont de l’ordre le plus commun[3]. »

Mais ce n’était pas là que mon commis voyageur tenait à me conduire. « Des cathédrales, me dit-il, il y en a partout. Je vais vous montrer une chose qu’on ne trouve qu’ici. Allons à l’hôpital. » Je le suis ; car en voyage, comme à la guerre, il ne faut reculer devant rien. Il me fait repasser le pont, et nous entrons dans une salle immense où l’on ne se voit ni ne s’entend, à cause du bruit et de la fumée qui s’y font. Les habitants de ce lieu n’avaient nullement l’air d’être malades : ils buvaient, chantaient et mangeaient tout à la fois et tous ensemble. J’étais encore tombé dans une brasserie. C’est une dépendance de l’hôpital. Un mur seulement sépare les buveurs des malades, de sorte qu’on pourrait entendre alternativement les gémissements des uns et les cris des autres. Était-ce à cause du voisinage et par contraste, ou la pluie les avait-elle mis en liesse ? Ces buveurs étaient bruyants et gais comme je n’en avais pas encore vu. La foule était si pressée, que les consommateurs se partageaient fraternellement l’espace et mangeaient au même plat, sans fourchette ! La consommation était la même pour tous : trois saucisses dans un bain de moutarde et un verre de bière pour six sous. Aussi beaucoup redoublent ; le pain se paye en plus, ce qui donne à croire qu’on s’en passe d’habitude.

Je trouvais que mon guide, comme tous les guides, m’avait surfait sa curiosité, et je me sauvais au plus vite, quand je découvris une figure longue et sèche de vieille fille, toute de blanc vêtue couronnée de roses, bouquet au côté, reliquaire au cou, voilée comme une Vierge, dont elle venait de jouer le rôle dans la fête sacrée, et qui, debout au milieu de la foule, mais isolée par un air très-recueilli, dévorait à longues dents le mets national. « Décidément vous avez raison, dis-je à mon compagnon ; votre hôpital est curieux. »

J’avais tort de m’étonner que cette sainte fille fût en pareil lieu. J’appris, quelques instants après, que l’évêque de Ratisbonne possède une brasserie et fait fabriquer de la bière qu’on appelle bischofsbeer, la bière de l’évêque ; et en rentrant le soir à l’hôtel, j’y trouvai un touchant exemple de ces mélanges qui nous étonnent et de la mansuétude de ces bonnes mœurs allemandes sans fiel ni colère : un prêtre catholique, un juif et un protestant jouaient aux cartes en jetant pacifiquement au nez la fumée de leurs longues pipes.

À Ratisbonne, M. Lancelot trouve un compatriote qui

  1. Ratisbonne s’appelle en allemand Regensburg, du nom d’une petite rivière qui s’y jette. Mais Regen signifie pluie, ce qui a valu à la ville une réputation que peut-être elle ne mérite pas.
  2. De l’Art en Allemagne.
  3. M. Darcel est beaucoup moins sévère (Excursion artistique en Allemagne). Il trouve que cette cathédrale est un des plus beaux édifices gothiques de l’Allemagne, mais il faut dire que l’Allemagne a bien peu d’églises gothiques.