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son capitaine ; mais ce dernier ayant rencontré un radeau chargé de monde, crut qu’il y serait plus en sûreté et quitta son intrépide marin. Celui-ci, obligé de plonger un instant pour éviter un choc, ne vit plus personne auprès de lui quand il reparut sur l’eau ; dans ce moment M. de la Marre avait péri avec toutes les personnes qui se trouvaient sur le radeau. Il y avait à bord deux jeunes personnes, Mlle Mallet qui était sur le gaillard d’arrière avec M. de Péramon, et Mlle Caillou qui se tenait sur le gaillard d’avant avec le lieutenant de Montandre, dont l’amour avait mérité sa main et qui devait l’épouser à son arrivée à l’île de France. Ce jeune homme, aussi agité que son amante paraissait calme et résignée, s’occupait de faire un radeau pour sauver celle dont la vie lui était mille fois plus chère que la sienne. On le vit à genoux la supplier de descendre avec lui sur le radeau, d’ôter une partie de ses vêtements ; elle rejeta toutes ses prières, et son regard lui fit sentir que toutes ses sollicitations seraient inutiles ; elle lui tendit la main en témoignage d’amour et de reconnaissance. Montandre tira alors de son portefeuille une boucle de cheveux qu’elle lui avait donnée, y porta plusieurs fois les lèvres avec transport, le plaça sur son cœur et attendit à côté de sa fiancée la fin de cette scène de désespoir. Voilà le fond du drame de Paul et Virginie.

Un peu au sud de cette île s’élève le village de la Poudre-d’Or, qui possède une jolie église, des casernes, et un petit port d’où on expédie au Port-Louis tous les sucres des environs. C’est aux Hollandais que l’île doit ses premières plantations de cannes qu’ils importèrent de Batavia. Cette culture est devenue la principale branche de revenus de l’île Maurice et la base de son commerce avec l’Europe. Le sucre qu’on tirait de ce roseau n’était alors soumis à aucune préparation : après l’avoir fait légèrement fermenter, on s’en servait pour tenir lieu des liqueurs spiritueuses dont la colonie était privée. M. de la Bourdonnais éleva plusieurs sucreries qui, en 1760, produisaient un revenu de six mille livres à la compagnie ; c’est en souvenir de son administration que son nom a été donné à une des plus belles propriétés de l’île. Maintenant, sur cent vingt-sept mille cinquante-six arpents de terre cultivés, cent dix-huit mille deux cent quatre-vingt-quatre sont affectés aux plantations de cannes ; grâce à l’immigration indienne, la production a plus que triplé depuis l’abolition de l’esclavage. L’île est divisée en un grand nombre de propriétés, qui présentent presque toutes le même aspect.

Au centre de champs de cannes plus ou moins étendus s’élève l’usine, grand bâtiment à arcades, recouvert d’un toit en fer-blanc peint, et tout auprès, la jolie maison de bois entourée de verdure, où le planteur vit indépendant avec sa femme et ses enfants. Plus loin, deux ou trois rangées de cases en terre, recouvertes de paille, forment ce qu’on appelle le Camp : c’est là que réside la nombreuse population d’Indiens au service du planteur. L’Indien est sale et paresseux ; il cherche tous les prétextes possibles pour ne pas aller aux champs et se dit souvent malade pour rester dans sa case. Alors, pour le forcer à travailler on le menace… de ce qu’aime tant le Malade imaginaire ; car l’Indien est l’antipode de M. Purgon, et il est rare qu’il ne se rende pas à cet argument. Il ne tient pas au sol : dès qu’il a réuni un petit pécule, c’est pour retourner dans son pays le plus tôt possible. L’Indienne, qui parfois a de jolis traits, se gâte complètement la bouche en mâchant la feuille du bétel, qu’elle mélange avec de la chaux et de la noix d’arac.

Revenons au planteur. Il est non-seulement cultivateur, mais aussi fabricant, et chaque année il transforme en sucre le jus de la canne. Ce roseau arrive à sa maturité vers le mois de juillet ; alors la coupe commence. Les Indiens, qui partout ont remplacé les noirs dans le travail des propriétés, se répandent dans les champs, coupent la canne par le pied, et la chargent sur des charrettes qui se dirigent ensuite vers la sucrerie. Là, on prend la canne par faisceaux et on la précipite entre les cylindres du moulin, qui la broient et lui font rendre une eau jaunâtre appelée vesou. Ce liquide descend dans de grandes chaudières, d’où s’échappent des flots de vapeur, et autour desquelles un grand nombre d’Indiens travaillent sans relâche. Les uns, armés d’immenses cuillers en cuivre, font passer le jus de la canne d’une chaudière dans une autre, suivant le degré de cuisson. D’autres, au moyen d’un instrument en bois qui a la forme d’un couteau, enlèvent une écume épaisse sur la surface du liquide en ébullition. Le vesou changé en sirop passe ensuite dans des vides où il se cristallise ; et au sortir de là, les cristaux sont séchés dans d’immenses toupies, appelées turbines, qui terminent la fabrication.

La coupe est finie d’ordinaire dans les derniers jours du mois de décembre. L’attention du planteur se porte sur les champs où les cannes nouvellement plantées réclament tous ses soins. Chétives comme tout ce qui vient de naître, elles sont en outre exposées à un ennemi redoutable, le borer, insecte qui les attaque au cœur et les fait mourir, comme en France l’oïdium détruit la vigne. D’abord chenille, puis papillon, le borer constitue un véritable fléau contre lequel les habitants de l’île luttent avec persévérance ; on ne peut se figurer les ravages de cet insecte qu’après les avoir vus. La canne est transpercée dans toute sa longueur, et sa chair, tendre et aqueuse à l’état normal, prend la consistance du bois. Pour conjurer ce fléau, on propose l’introduction d’oiseaux insectivores ; en attendant, ce sont des bandes d’Indiens que l’on emploie a détruire le borer. Ils veillent sur la canne pendant sa croissance, et cherchent les œufs de l’insecte et l’insecte lui-même. Les quartiers des Pamplemousses, de Flacq et de la rivière du Rempart sont beaucoup plus atteints par le borer que ceux de la rivière Noire, de la Savane et du Grand-Port : il est à craindre que les ravages de cet insecte ne forcent un jour à abandonner la culture de la canne, comme cela est arrivé à l’île de Ceylan.

Après avoir visité les plantations de la rivière du Rempart et du quartier de Flacq ; après avoir usé et