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à la main un sabre nu qu’il agite en tous sens, et figurant le fatal cimeterre qui termina les jours du fils d’Ali. Ils font aussi des combats simulés, qui deviennent souvent sérieux, car les schias s’imaginent que quiconque perd la vie dans une circonstance pareille va droit au ciel. Jusqu’ici, cette solennité est semblable à celle des Persans ; mais les Malabars y ajoutent une autre cérémonie qui paraît difficile à concevoir et qu’ils ne peuvent expliquer eux-mêmes. Le cénotaphe contient, au lieu du corps sanglant d’Hoceïn, un cochon de lait vivant. Lorsqu’on a couru pendant toute la nuit, on va le lendemain en grande pompe jeter le tout à la mer dans l’endroit où on a fait les ablutions au commencement, et on jette aussi le surplus de l’argent quêté dans la ville et les environs pour les besoins de la fête. On s’arrange toujours pour conserver une petite somme destinée à cette offrande. Du reste, les Indiens exécutent ces cérémonies presque sans les comprendre, et ils ont altéré par une foule de traditions et d’idolâtries le culte que leur avaient transmis les Persans.

Après le Camp malabar disparaissent les lignes des anciennes fortifications de la ville. À droite, s’ouvre la vallée des Prêtres qui, dans le principe, fut assignée au clergé de l’île pour son entretien ; comme c’est là que Bernardin de Saint-Pierre a placé la résidence de Paul et Virginie, on ne peut se dispenser d’y faire une excursion. En remontant les bords pittoresques de la rivière des Lataniers, dont la source se cache au pied du Pieter-Boot, on rencontre les grands rochers, près desquels, suivant le romancier, s’élevaient les cabanes de Marguerite et de Mme de la Tour. Voici plus haut le passage de la montagne Longue, où Paul et Virginie allaient au-devant de leurs mères lorsqu’elles revenaient de l’église des Pamplemousses ; la description de ce lieu consacré serait encore exacte, si l’on n’avait pas détruit ces palmistes dont on voyait les longues flèches toujours balancées par les vents.

Une demi-heure après ma sortie du Port-Louis, j’étais sur les bords de la baie du Tombeau, qui est garantie à son embouchure par une barre de sable. Tenté par la tranquillité de ses eaux et la beauté du paysage environnant, je fis une charmante promenade en bateau le long de ses rives, qui sont égayées par un petit moulin à eau et de jolis groupes de cocotiers. Il se fait de ces côtés un grand commerce de pierres ; on en tire la majeure partie du lest dont on a besoin au Port-Louis.

À peu près à deux milles au nord, je fis une halte près de la baie de l’Arsenal, et descendis visiter une magnifique guildiverie, où un employé obligeant m’expliqua les procédés de la fabrication du rhum. C’est ici que, dans les premiers temps de l’établissement, furent élevés les manufactures et les dépôts de fournitures appelés Arsenal. La côte de cette partie de l’île est parsemée, sur plusieurs points, de larges lits de corail ; on creuse aujourd’hui ces dépôts, qui sont probablement les restes d’anciens récifs, pour en extraire de la chaux ; prise dans ces endroits, elle est moins affectée par l’humidité que celle qu’on tire du corail frais. Dans les mois de juillet et d’août, on voit souvent des baleines se promener près des récifs.

De cette baie à la propriété de Mont-Choisy, la route est d’une uniformité désespérante ; le sol est tellement couvert de pierres, que ça et là on est obligé de les réunir en tas pour déblayer le terrain et planter des cannes. J e trouvai à Mont-Choisy M. Lambert, alors simple administrateur de cette belle propriété, et qui y attendait philosophiquement le décès de la vieille reine Ranavalo-Maudjaka. On sait qu’il est maintenant duc d’Emyre et ambassadeur de Radama, roi de Madagascar. Il avait pour compagnon dans cette retraite un prince malgache, dont la mère possédait soixante lieues de côtes et qui sans doute l’a suivi dans sa nouvelle fortune.

Je profitai de mon séjour à Mont-Choisy pour aller visiter la Grande-Baie, dont les bords sont couverts de sable blanc et d’un beau gazon vert. Cette baie est habitée par une population de pêcheurs qui réunissent en paquet les tiges du batratan (batatras maritima, plante de la famille des convolvuloïdes), les jettent en mer et s’en servent comme de filets pour pêcher. Dans l’histoire de la colonie, cette baie demeurera célèbre comme étant le lieu où débarqua en 1810 l’armée anglaise qui s’empara de l’île de France.

De Mont-Choisy je revins en ville, et un mois plus tard je me rendis à Flacq, en passant par le Mapou et par toute la côte nord-est. Je vis d’abord Saint-Antoine, l’habitation de M. de Chazal, qui a souvent donné abri aux naufragés et généreusement subvenu à leurs besoins ; et a peu de distance l’île d’Ambre, rendue à jamais célèbre par la perte du Saint-Géran.

Ce naufrage était fait pour donner à Bernardin de Saint-Pierre l’idée d’une relation intéressante ; le fond de vérité de ce malheureux événement lui fut aussi utile pour son roman, que la rencontre qu’il fit dans les faubourgs de Paris de deux charmants enfants se servant d’une robe comme d’un parapluie. À l’égard du Saint-Géran, les procès-verbaux des officiers échappés au naufrage constatent que ce navire, commandé par le capitaine de la Marre, partit de Lorient le 24 mars 1744, et, après avoir relâché à Gorée, arriva le 17 août en vue de l’île de France, où il toucha sur des récifs, à une lieue de la côte et à égale distance de l’île d’Ambre. La mer, qui est très-clapoteuse dans cette partie, poussa le navire avec violence sur les brisants, et bientôt après les mâts se brisèrent et la quille se rompit dans son milieu. En ce moment, M. de la Marre fit donner la bénédiction et l’absolution générale par l’aumônier, qui chanta l’Ave maris stella. Un grand nombre d’hommes se jetèrent à la mer sur des planches, des vergues, des avirons ; mais entraînés par les courants, battus et submergés par les vagues, ils furent presque tous engloutis. Le marinier Caret, qui essaya de sauver M. de la Marre, lui conseilla plusieurs fois de quitter ses vêtements ; mais celui-ci refusa en disant qu’il ne convenait pas à la dignité de son état d’arriver tout nu sur le rivage. Caret nagea longtemps à travers les courants traînant après lui la planche sur laquelle s’était placé