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que réunion. Les membres du Jockey-Club se cotisent tous les ans pour donner des bals dont j’ai pu apprécier plusieurs fois le luxe et le bon goût. Tout le monde se connaissant un peu au Port-Louis, il n’y règne pas cette froideur que l’on remarque souvent ailleurs : une franche gaieté anime toutes les figures. Quand une danse est terminée, le cavalier peut se promener avec sa danseuse dans le bal, aussi longtemps que celle-ci lui accorde des danses ; cet usage est bien et dûment établi ; les jeunes gens profitent de ces charmants tête-a-tête que la mode leur réserve et que l’habitude a consacrés, et l’on peut dire avec certitude que c’est au bal que s’ébauchent presque tous les mariages.

En général, on se marie jeune à Maurice, et cela se comprend, car la vie de famille est une condition indispensable pour quiconque veut habiter les colonies. Le Parisien est souvent hors de chez lui ; le créole, au contraire, vit enfermé le plus possible. Comme on se visite peu, il est bon de trouver chez soi une société pour se délasser des travaux de la journée, et cette prédilection pour les habitudes d’intérieur tient autant à la chaleur du climat qu’aux mœurs britanniques. Les Anglais n’ont pu s’assimiler complétement le pays et y détruire l’esprit français, cependant ils y ont apporté quelques-uns de leurs usages qui ont pénétré peu à peu dans la société mauricienne. Le home anglais a prévalu, et insensiblement on s’est fait à ce genre de vie, favorisé du reste par une température énervante. Le commerçant ou l’homme d’affaires qui a couru tout le jour au soleil, le commissaire-priseur qui a crié pendant plusieurs heures, le bureaucrate qui aligne des chiffres depuis le matin ; tous enfin, quand le travail est fini, aiment à rentrer à la maison et à se reposer des peines et des fatigues du jour dans la compagnie de leurs femmes et de leurs enfants.

Pendant l’été, les bals cessent, et il n’y a guère d’animation que le samedi soir, où chacun se dirige vers la campagne pour y passer le dimanche, y jouir de la fraîcheur et se livrer aux plaisirs de la chasse ou de la pêche.

En général, on se couche de bonne heure au Port-Louis. À huit heures du soir, un coup de canon part de la forteresse de la Petite-Montagne et, pour bien des personnes, c’est le signal du repos qui n’est interrompu qu’en cas d’incendie : quand survient un de ces sinistres, la forteresse tire un coup de canon pour le faubourg de l’est, deux coups pour celui de l’ouest et trois coups pour le centre. À part cette rare circonstance, le calme le plus parfait règne dans la ville et n’est troublé que par la voix gutturale du veilleur de nuit, qui parcourt les rues en criant les heures.

Maurice est de toutes les colonies celle où les idées, les mœurs et la civilisation européennes se sont introduites et acclimatées le plus aisément. Elle est en avance sur la Réunion, sa voisine, et elle a suivi chaque année et adopté, tant qu’elle a pu, tous les progrès de la science et de l’industrie modernes. En ce moment des ingénieurs, envoyés de Londres, y construisent un chemin de fer qui reliera les parties les plus éloignées de l’île au Port-Louis, et des fils télégraphiques transmettront en quelques secondes la pensée, trop lente à arriver par la vapeur. De plus, il est très-probable que les rues du Port-Louis seront bientôt éclairées au gaz, car un progrès en appelle un autre.

Cette ville peut se diviser en trois parties bien distinctes : le centre, occupé par les familles blanches, et deux grands faubourgs, appelés l’un, le Camp créole, l’autre, le Camp malabar. Ce dernier est en petit le fac-simile d’une ville de l’Inde ; il est habité par une population d’ouvriers laborieux et d’honnêtes commerçants dont plusieurs sont dans une grande aisance. Le Camp créole est le quartier des noirs, et de quelques mulâtres. Il est situé dans une position très-pittoresque sur le penchant de la montagne des Signaux ; de ses parties les plus élevées on a une vue générale de la ville et de ses environs.

Il n’y a point de rivière proprement dite au Port-Louis ; seuls, quelques ruisseaux descendent des montagnes, traversent la ville et vont se jeter à la mer.

Plusieurs fontaines sont entretenues par un aqueduc d’une lieue de longueur, qui amène les eaux de la Grande-Rivière en ville ; l’une d’elles, appelée le Chien-de-Plomb, et placée sur le port, est très-commode pour les navires qui viennent y faire leur eau. C’est encore un des bienfaits de M. de la Bourdonnais.

La population du Port-Louis, qui en 1817 n’était que de vingt-cinq mille âmes, est actuellement plus que doublée, et celle de toute l’île, d’après une statistique d’avril 1862, est de trois cent dix-sept mille sept cent quarante-sept habitants, parmi lesquels il faut compter plus de deux cent mille Indiens.


II

Excursion dans l’île[1]. — La Grande-Rivière. — La caverne de la Petite-Rivière. — Les plaines Saint-Pierre. — Le morne Brabant. — Le Bassin-Bleu. — La rivière du Tamarin. — Les cocotiers et les veloutiers.

Quelques mois après mon arrivée au Port-Louis, je fus invité à passer quelques jours aux plaines Saint-Pierre. Je quittai la ville du côté du Camp créole, laissant à ma droite la plaine Lauzun, bordée de cases en paille que la municipalité a fait abattre, et ornée anciennement d’un pittoresque temple imité de celui de Jhaggernat. Après une petite descente entre des boutiques occupées par des Indiens, j’arrivai à la Grande-Rivière, près du village populeux du même nom.

Je traversai cette rivière sur un magnifique pont suspendu, dont la construction a coûté près de deux cent cinquante mille francs. De ce point élevé, une vue splendide se déroulait sous mes yeux ; à droite, l’embouchure formait une baie commandée par une belle tour et animée par la présence de plusieurs navires ; à gauche,

  1. L’île Maurice est divisée en dix quartiers ou cantons qui portent les noms suivants : les plaines Saint-Pierre, la rivière Noire, la Savane, le Grand-Port, les plaines Wilhems, Moka, les Pamplemousses, la Poudre-d’or, la rivière du Rempart, et Flacq.