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ladie violente l’emporta en quelques jours ; elle expira entre les bras de Soliman, et, à sa dernière heure, elle lui fit promettre de se souvenir d’elle si Bajazed avait de nouveau le malheur d’encourir sa colère. Roxelane mourut avant que l’âge eût détruit sa beauté. Elle était naturellement si dissimulée, que jamais personne n’avait lu sur son visage ce qui se passait dans son âme ; ses traits étaient toujours naturellement calmes et souriants. On porta son corps dans l’enceinte de la mosquée bâtie par Soliman. Quelques années plus tard le sultan alla la rejoindre, et aujourd’hui encore elle repose à quelques pas de lui sous les tranquilles ombrages de la Solimanieh. Roxelane est la première femme qui ait commandé souverainement dans le sérail ; elle est la seule esclave qu’un monarque du sang ottoman ait élevée au rang de femme légitime.

Soliman ne la remplaça pas ; mais il oublia qu’elle lui avait demandé la vie de son fils bien-aimé, et lorsque l’ambitieux Bajazed recommença la guerre, il le fit étrangler ainsi que les quatre fils qu’il avait eus de ses favorites.

Les femmes n’eurent aucune influence sous le règne de Sélim, et le harem devint un séjour triste et muet où les eunuques et les kedans gouvernèrent despotiquement les odalisques. Le sultan passait sa vie à table, entouré de chanteurs et de bouffons. Son aversion pour tous les exercices violents était excessive et il se promenait dans les jardins du sérail couché dans une litière. Néanmoins ce monarque indolent agrandit l’empire ; ses armées conquirent l’ancien royaume des Lusignan, la belle île de Chypre où le Turc règne encore aujourd’hui. Les chrétiens prirent leur revanche en gagnant la bataille de Lépante, où la flotte ottomane fut dispersée et détruite. Ce revers attrista si profondément le padischa qu’il passa deux jours sans boire ni manger. Quoique Sélim n’eût point de favorite parmi les odalisques, il eut un certain nombre d’enfants, et lorsqu’il mourut, encore à la fleur de l’âge, il avait six fils. L’aîné vivait selon l’usage, éloigné de la cour ; les cinq autres, encore enfants, n’avaient pas quitté le sérail. La veille de sa mort, le sultan les fit venir près de son lit, et prévoyant leur sort, il versa des larmes et dit qu’il regrettait de ne pas les avoir envoyés auprès du roi de France, son allié. S’il eût accompli ce dessein, on aurait vu le spectacle étrange de cinq petits princes musulmans élevés à la cour de Henri III, sous les yeux de Catherine de Médicis. Sélim ne se trompait pas sur l’avenir de sa triste progéniture ; quelques jours après sa mort, Mourad III, son successeur, fit étrangler tous ces innocents.


La Vénitienne Baffa. — La Grecque Élenka. — La juive Keira-Kadun. — Les Turques Kiosem et Ashada.

Mourad n’imita pas son père ; une esclave vénitienne, de la famille des Baffa, fut pendant quinze ans son unique favorite. Malgré l’usage, elle avait conservé son nom de famille en entrant dans le sérail ; on l’appelait toujours Baffa et jamais elle n’oublia ni son origine, ni son malheur. C’était une femme sévère et triste, qui n’avait d’autre charme que son incomparable beauté. Le sultan se lassa d’elle enfin, et tout à coup on le vit s’abandonner avec emportement aux voluptés qu’il avait si longtemps dédaignées. Cependant aucune des belles esclaves que le kislar-agasi lui amenait chaque jour n’obtenait une préférence exclusive. Il avait relégué l’austère Baffa dans un coin du sérail et passait sa vie dans une suite continuelle de fêtes et de plaisirs. Ce joyeux régime finit par altérer sa santé ; quoique sa complexion fût des plus robustes, il mourut étique avant d’avoir accompli sa quarante-septième année ; cent deux enfants étaient nés de la multitude des odalisques : sur ce nombre il y avait trente petites filles. L’aîné de cette nombreuse postérité, le sultan Mahomet III, fils unique de la Baffa, monta sur le trône.

Une horrible tragédie se passa alors dans le sérail : Mahomet prononça, le lendemain de son avénement, l’arrêt de mort de tous ses frères. Dix-neuf jeunes princes furent étranglés, et les muets jetèrent dans la mer dix odalisques qui étaient enceintes. Quant aux trente petites sultanes, tristes restes de la famille impériale, le nouveau sultan les laissa vivre.

Après ces exécutions, Mahomet III mena une vie tranquille et voluptueuse. La Baffa, sa mère, prit avec le titre de valideh une influence souveraine.

Cette femme, si longtemps humiliée, triomphait à son tour, et son premier acte d’autorité fut d’envoyer toutes ses jeunes rivales dans le vieux sérail, où il est d’usage de mettre pour le reste de leur vie les veuves des sultans défunts. Jamais elle ne souffrit que son fils s’attachât à une seule femme et elle lui choisit quatre favorites. La première, qui était une belle Circassienne, lui avait déjà donné un fils, et, selon l’usage, elle avait pris le titre d’hassaki (voy. p. 4) ; les trois autres étaient ses égales, sauf cette distinction ; malgré les efforts de la valideh pour maintenir toutes ces femmes dans le respect et le dévouement qu’elles devaient à leur maître, le padischa éprouva des malheurs de famille. La belle Grecque Élenka avait eu de lui un fils qu’elle aimait avec passion et à l’avenir duquel elle ne pouvait songer sans verser des larmes, car elle savait qu’il ne grandissait que pour mourir jeune. Cette douleur secrète la fit tomber en langueur et elle dépérissait de jour en jour, ce qui n’empêchait pas qu’elle parût encore plus charmante aux yeux du sultan. Elle profita de ces dispositions pour déclarer que c’était l’air vif qu’on respirait dans le sérail qui lui était mauvais, et que si elle pouvait vivre quelques mois dans le climat chaud de l’Égypte, elle serait guérie. La valideh, qui remarquait avec inquiétude l’influence qu’Élenka commençait à prendre sur son fils, conseilla vivement ce voyage et prit sur elle d’en ordonner les préparatifs. Le sultan consentit à regret, et pourtant il fit plus encore ; il permit qu’Élenka emmenât son fils. La favorite s’embarqua avec une suite nombreuse d’esclaves et

    « La gravure de la page 9 représente le costume actuel des femmes de qualité, dans le harem, le lieu fermé, inabordable à tout autre qu’au maître. Les femmes seules et les eunuques en connaissent les détours. »

    Adalbert de Beaumont.