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vêtue ne se montrait non plus sur les plages de la rivière, mais la chose nous surprit peu. Midi sonnait en ce moment à toutes les horloges de la cité, et, à cette heure de la journée où le soleil commence à devenir gênant, les bourgeois font la sieste dans leurs demeures, et les blanchisseuses, laissant à la garde de Dieu leur linge et leur savon, vont savourer un pot de bière sous l’ombrage des cabarets.

La première rue qu’on trouve au sortir du pont est la calle del Puente, long boyau de pierre où le commerce des victuailles et des boissons est en honneur. Chaque maison de cette rue est une boutique où l’olive noire, le fromage mou, le beurre en vessie, le poisson fumé, les résidus de porc sautés dans la graisse, les salades hachées menu comme chair à pâté et les beignets englués de mélasse, sont étalés aux regards des passants dans un désordre qui n’est rien moins qu’un effet de l’art. Des outres de vin et de tafia montrent çà et là leur panse arrondie. L’odeur qui s’exhale de ces antres à l’indigestion donne des nausées à l’Européen, mais l’indigène la flaire avec délices, doué qu’il est par la nature d’un appétit vorace et d’un estomac en état de digérer des tessons de verre.

De la calle del Puente nous débouchâmes au grand trot de nos mules sur la plaza Mayor d’Arequipa. Quelques rues, disposées comme les jantes d’une roue, font de cette place un centre rayonnant. Chacun de nous avait à prendre une direction opposée pour regagner son domicile, et nous nous arrêtâmes d’un commun accord, comprenant que le moment de la séparation était enfin venu. Le déjeuner fait la veille en rade d’Islay rendait superflu un cacharpari ou fête d’adieux, que, selon la coutume locale, nos amis n’eussent pas manqué de m’offrir ; ils se contentèrent donc de me serrer dans leurs bras avec des regards plus ou moins humides, selon le degré d’affection qui existait entre nous. « Écrivez-nous, écrivez-moi. — Oui, j’écrirai, » furent les dernières paroles que nous échangeâmes. Un quart d’heure après cette scène attendrissante, la porte de mon logis, situé rue de Huayna-Marca, se refermait sur moi.

Types de la vallée d’Arequipa. — Anciens serviteurs oubliés.

Ici je me vois forcé d’ouvrir une parenthèse pour prier le lecteur de m’excuser si je ne le fais pas entrer dans mon salon, car j’ai un salon, voûté en dos d’âne, avec deux trous à cette voûte pour donner de l’air et du jour, des murs de granit de trois pieds d’épaisseur peints en jonquille, et un pavé de cailloux pointus, blancs, bleus et noirs ; mais ce salon, d’ailleurs assez remarquable, est en ce moment sens dessus dessous. Les meubles disparaissent sous les paquets, le sol est encombré de malles, une fine couche de poussière recouvre le tout, et l’araignée, profitant de ma longue absence, a tendu ses toiles aux angles de ses murs. Dans l’impossibilité de trouver une chaise à offrir au lecteur, et ne pouvant non plus le laisser dans la rue jusqu’à l’heure de mon départ, je vais prendre amicalement son bras, le guider à travers la ville, et, substituant la description à l’action, lui donner sur Arequipa, que je quitte, hélas ! pour toujours, certains détails qu’il chercherait en vain dans les géographies, les itinéraires et les guides de l’étranger. — Ceci dit, je ferme la parenthèse.

Deux chroniqueurs espagnols du dix-septième siècle, Garcilaso de la Vega et le révérend père Blas Valera, expliquent l’étymologie d’Arequipa de la façon suivante. Quand l’Inca Mayta-Capac, dit Garcilaso, eut découvert la vallée de Coripuna, des Indiens qui l’accompagnaient, charmés de la beauté du site et de la douceur de la température, manifestèrent le désir de s’y établir.

« Puisque l’endroit vous plaît, leur dit l’Inca, ariqquêpay[1], eh bien, restez-y. »

Trois mille hommes, dit-on, y restèrent.

Le P. Valera dit tout simplement que le mot Arequipa signifie trompette sonore. Dans l’idiome des enfants du Soleil, Qvêpa, en effet, veut dire trompette ; mais la particule affirmative Ari n’exprime aucune idée de sonorité. Nous le croyons du moins.

Pendant deux siècles, Arequipa, simple village indien, comme ses voisins Sucahuaya et Paucarpata, qui

  1. Tout en admettant comme article de foi cette étymologie, nous ferons observer que le mot ari-qquêpay, par corruption arequipa, formé de la particule affirmative ari et de qquêpay, impératif de verbe, offre deux sens distincts : les verbes qqueparini (rester en arrière) et qquepacani (contenir en capacité ou en étendue) faisant tous deux qquêpay à l’impératif.