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porc d’Alexandre, et même au fameux coin de Gustave-Adolphe. Ce mouvement opéré avec une précision remarquable, chaque bête renifla fortement, coucha ses oreilles, allongea son cou, et emboîta le pas derrière sa compagne. Les muletiers entonnèrent une complainte.

Une traversée de ce désert n’est pas sans dangers, Le vent de mer qui laboure sa surface en renouvelle incessamment l’aspect. Du soir au matin des cavités s’ouvrent, des dunes se forment, des assises s’élèvent, puis se comblent, s’affaissent, se dispersent et vont se former ailleurs. Pour aider leur marche à travers ces terrains mobiles, les pilotes de la pampa consultent le soleil pendant le jour et pendant la nuit les étoiles. Ce sont des guides sûrs qui ne les égarent jamais. Avec la position des astres, ils ont encore les carcasses des animaux morts d’épuisement en traversant la plaine. Ces funèbres vigies, qu’ils ne manquent pas de relever en passant, indiquent par leur gisement à droite ou à gauche, leur proximité ou leur éloignement, que la caravane est plus ou moins dans la bonne voie. Aussi leur apparition est-elle toujours saluée avec reconnaissance, malgré certain dégoût mêlé de pitié dont on ne peut se défendre à leur vue : je parle ici des voyageurs sensibles et désintéressés, car pour les muletiers, âmes vénales et cœurs de pierre, ces ossements, qui leur rappellent un capital perdu, éveillent leur mauvaise humeur plutôt qu’ils ne les attendrissent.

Nous marchions déjà depuis un certain temps, fouillant de l’œil les profondeurs de la pampa, et ne découvrant rien qui ressemblât à une carcasse, lorsque ce cri qui parodiait celui de l’antique sibylle : « Les os, voilà les os ! » fut poussé par un arriero vétérant qui guidait la colonne. Tous les regards se portèrent aussitôt vers le point que l’homme indiquait, et dans le sud, à l’extrémité de la plaine, nous aperçûmes une zone blanchâtre qui ressemblait aux veines de salpêtre ou de sel marin qu’on trouve fréquemment dans ces parages. Sur l’avis de notre Palinure, qui prétendait que nous devions passer au vent des carcasses-vigies, nous obliquâmes à droite et nous allâmes les reconnaître.

Ossuaire aymara, à trois lieues est-sud-est d’Islay.

Ces os, groupés par petits tas et disposés sur une seule ligne qui se perdait à l’horizon, étaient plus ou moins blancs, plus ou moins polis, selon le laps de temps écoulé depuis la mort des individus auxquels ils avaient appartenu. À certaine symétrie dans leur arrangement, je reconnus la main de l’homme, bien que nos gens, à qui j’en fis l’observation, assurassent que le vent seul avait fait toute cette besogne. Quand je leur montrai certaines têtes de chevaux et de mules dans les cavités auriculaires desquelles une main impie avait enfoncé deux tibias simulant des cornes, et d’autres têtes dont les fosses nasales laissaient passer des côtes en manière de trompes ou de défenses, les mozos de la troupe éclatèrent de rire, d’où je conclus que ces charges funèbres, qu’ils mettaient sur le compte du vent de mer, avaient été faites par quelque membre de leur corporation dans un jour de gaieté mélangée d’ivresse.

À mesure que nous avancions, des débris récents venaient s’ajouter aux anciens débris, qu’ils finissaient par recouvrir comme une couche d’alluvion. Des os se montraient revêtus d’une chair noirâtre et de téguments desséchés ; des squelettes intacts, véritables maquettes, rappelaient le coursier de la mort dans l’Apocalypse, et certaines carcasses gardaient encore leur peau. Sous cette peau, sonore comme un tambour de basque et tendue comme un parasol, se tenaient coites des troupes de gallinasos (Percnoptère Urubu), gardiens accoutumés de ces solitudes. À l’exemple du rat de la Fontaine, domicilié dans son fromage de Hollande, les hideux rapaces, après s’être nourris de la chair de la bête, avaient établi leur demeure dans son intérieur. Au bruit de notre caravane, ils sortaient un à un de ces antres sombres, fixaient sur nous leurs yeux atones, et entraient dans