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tement qu’ils échangèrent, refusèrent à mon exemple. Alors, ces dames, qu’effrayait l’idée de nous voir partir à peu près à jeun, se mirent sur-le-champ à préparer des sandwich’s qu’un domestique nous offrit à la ronde. Nous arrosâmes ces tartines d’un vin de Champagne tiré d’Exeter, où on le fabrique avec du poiré. À l’issue de ce luncheon, l’aînée des filles du consul, charmante personne à la chevelure d’un blond lumineux, et qui répondait au doux nom de Stella, se mit au piano, et, pour flatter l’amour-propre national des hôtes de son père, joua le cantate de Manco-Ccapac. Tous les notables applaudirent avec transport. L’un d’eux, ayant fait bisser l’air, commença d’en chanter les paroles. Les autres ne tardèrent pas à faire chorus. Cet hymne patriotique, peu connu en Europe, mais célèbre au Pérou, et dont les vers et la musique sont attribués à un donneur d’eau bénite du Sagrario d’Ayacucho, se compose de dix-huit strophes, chacune de quatorze vers de dix syllabes, à rimes assonantes. L’air, en mode mineur essentiellement plaintif et mélancolique, est en harmonie avec le poëme, où l’auteur pleure comme Jérémie non pas sur l’endurcissement de Jérusalem, mais sur la splendeur éteinte des Enfants du Soleil. L’exécution de ce morceau dura cinq quarts d’heure ; mais nul ne trouva le temps long. Seulement, comme entre chaque strophe les chanteurs avaient bu rasade sous prétexte d’honorer la mémoire de celui qui tira le Pérou de la barbarie, et que le vin avait surexcité leur enthousiasme, craignant qu’une fois la cantate finie il ne leur prît fantaisie de danser un quadrille, car ces naturels, une fois lancés, ne s’arrêtent plus, je profitai de quelques minutes de silence qui succédèrent au cri final de la dernière strophe, pour me lever et prendre congé du consul et de sa famille. Force fut à nos compagnons de s’exécuter. Ils prirent leurs chapeaux, saluèrent d’un air maussade et me suivirent, évidemment contrariés de ne pouvoir achever à leur guise une journée qui promettait d’être féconde en plaisirs de tout genre. Nos mules déjà sellées attendaient à l’écart. Chacun chercha sa bête dans le groupe et s’empressa de l’enfourcher. Les muletiers et les mozos prirent la tête du détachement, et nous nous éloignâmes de la demeure consulaire salués par les vœux et les mouchoirs de toute la famille. Il pouvait être alors midi. Un soleil ardent inondait les sables. Chaque parcelle de mica, pareille à un miroir d’Archimède nous lançait à la face un éclair dévorant. Les trois rangées de maisons en planches à toits de chaume ou de roseaux, qui font à Islay deux rues parallèles, restèrent bientôt derrière nous. Parvenus au sommet de la colline, nous eûmes à notre droite l’église du village, humble bicoque fermée pendant les trois quarts de l’année, et servant d’asile aux chauves-souris ; à notre gauche, une suite d’enclos bordés de pierres brutes, sanctifiées par des croix de bois, qu’on prendrait de loin pour des cimetières, et qui ne sont que des parcs à mules ; puis, ces points dépassés, nous descendîmes le revers oriental de la loma, et nous entrâmes dans un chemin également redouté des hommes et des animaux. Ce chemin, pareil à l’ornière creusée par la roue d’un char gigantesque, couvert à la hauteur d’un pied de cendres trachytiques dans lesquelles naissent, grouillent et meurent des légions de puces, porte le nom de Quebrada d’Islay. Quebrada, soit ; mais comme de lourdes collines qui le bordent des deux côtés, en interceptant complétement la brise du large, y déterminent une température de four à plâtre, à peine y fûmes-nous entrés que l’air parut manquer à nos poumons, et que nous commençâmes à haleter d’une façon étrange.

Pendant deux heures, nous longeâmes cette quebrada, marchant à la file et gardant un silence morne, que justifiait l’aspect farouche et désolé du site, et aussi la crainte d’avaler la poussière soulevée par le sabot de nos montures. Au milieu de l’atonie générale, les mozos seuls donnaient signe de vie en criant après les mules retardataires ; leurs cris entremêlés d’épithètes injurieuses et de coups de bâton, se détachaient staccato sur la partie de basse que chantaient les cigales, tapies dans les rares broussailles qui bordaient le chemin.

Bientôt nous reconnûmes à des signes certains que nos maux touchaient à leur terme. Les collines qui bornaient l’horizon de deux côtés, commencèrent à diminuer de hauteur, s’espacèrent de plus en plus, et furent enfin remplacées par de simples monticules. En même temps que la brise de mer arrivait jusqu’à nous, les terrains s’escarpaient et le chemin présentait une suite de talus rapides que nous nous mettions en devoir de gravir. Au dire des muletiers, nous approchions de l’endroit appelé l’Olivar, frontière naturelle qui sépare la quebrada de la pampa, la vallée de la plaine, la zone des cendres de la région des sables. La Flore locale, représentée par des héliotropes aphylles à odeur de vanille, des oliviers tortus et rabougris et quelques graminées, essaya de nous sourire sous le masque poudreux qui cachait son visage, mais ce sourire avait quelque chose de si piteux, qu’au lieu d’y répondre nous passâmes outre, en affectant de regarder ailleurs, et la pauvre déesse en fut pour ses avances.

Héliotrope Aphylle à odeur de vanille (région des Lomas, zone des cendres).

Le chemin continuant de monter, nous conduisit, après force zigzags, sur un petit plateau de figure irrégulière qui commandait les alentours. Un ajoupa, formé d’une natte en lambeaux attachée à des pieux, en marquait le centre. Sous cet abri, des femmes en haillons, des enfants chevelus et habillés de leur seul épiderme,