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richement empourprés exprimèrent cette béatitude particulière aux gens dont le ventre est bien plein et l’esprit débarrassé de tous soucis, le capitaine se leva et réclama l’attention de la galerie.

« Señores y amigos, dit-il dans un castillan baroque, mais intelligible, le déjeuner auquel je vous ai conviés est probablement le dernier que nous ferons ensemble ; demain, à onze heures, je lève l’ancre et je pars pour Santa-Maria de Belen do Para, où mon mariage avec la fille d’un de mes consignataires est à peu près décidé. Une fois marié, je vends mon navire ; je m’associe avec mon beau-père, et je deviens armateur comme lui : voilà pour l’avenir. Mais ces événements sont encore éloignés, et en attendant que le moment soit venu de nous séparer, trouvez bon que je revienne sur certaine gageure à laquelle mon amour-propre de marin est intéressé. Don Pablo Marcoy, notre ami, qui, pendant que je parle, s’amuse à modeler ma charge avec de la mie de pain, s’est mis en tête, comme vous le savez, de faire le même voyage que moi ; de plus, il a parié qu’en prenant à travers terres et en coupant du sud-ouest au nord-est ce continent dont je vais faire le tour, il arriverait avant moi à l’embouchure de l’Amazone. J’ai tenu le pari, mais sans en déterminer la valeur. À quelle somme le fixerons-nous bien, señores y amigos ici présents ?

— À cent onces d’or, dit un habitant d’Arequipa qui avait perdu au jeu sa fortune et comptait sur une révolution politique pour la refaire.

— Va pour cent onces ! fit le capitaine en me regardant.

— Un moment, dis-je. Lorsque j’ai offert de parier, c’était dans l’idée que le montant du pari serait en harmonie avec mes ressources ; mais dès qu’il s’agit de cent onces, c’est-à-dire d’environ 8 640 francs, je retire ma proposition, n’ayant pas l’avantage que semble posséder notre agréable conseiller, de remuer l’or à la pelle.

— Mais alors quelle somme pariez-vous ?

— Je parie cinq francs.

— Cinq francs ! Quelle affreuse plaisanterie ! exclamèrent tous les convives.

— Messieurs, répliquai-je, je ne vois rien d’affreux ni même de plaisant dans ce que je dis. Si la somme que j’offre de parier vous paraît minime, ainsi qu’à mon honorable collègue, je puis y ajouter un paquet de cigares.

— N’ajoutez rien, cher ami, et brisons là-dessus, fit le capitaine en essayant de dissimuler une grimace ; gardez vos cinq francs, fumez vos cigares, écartons du pari toute idée de profit et contentons-nous de l’honneur… Vous disiez donc que vous comptez partir incessamment ?…

— Je ne disais rien, capitaine, mais je pensais qu’en cette circonstance un défi vaut mieux qu’un pari. D’abord pour vous, gentleman, dont la famille a donné autrefois une reine à l’Angleterre, et qu’en raison de ce passé illustre, un vil profit doit intéresser peu. Pour moi ensuite, pauvre diable de naturaliste, que ce même profit intéresserait assez, mais qui ne puis exposer aux chances du hasard la somme dont j’ai précisément besoin pour faire mon voyage. Qu’il ne soit donc plus question d’argent entre nous, et comme vous l’avez si bien dit, tenons nous-en à l’honneur pur et simple.

Muy bien, señor French, fit le consul anglais ; bornons là cette discussion, et puisque vous ne pariez plus, je propose de boire.

— Buvons, buvons, buvons ! » chantèrent chromatiquement les notables d’Arequipa.

Sur un signe du capitaine, le maître d’hôtel enleva les tasses vides et les remplaça par des bouteilles pleines. On se remit à boire ; je ne dirai pas ce qu’on but, la chose paraîtrait incroyable ; mais, quand finit le jour, et qu’à la clarté du soleil eut succédé celle de la lampe de l’habitacle, la chambre du Vicar of Bray offrait l’image d’un champ de bataille après le combat. Pas un des convives n’était resté debout. Le capitaine avait glissé sous la table ; le consul était tombé dessus ; les notables d’Arequipa, étendus çà et là, dormaient dans des postures variées. Les verres et les bouteilles — ces ornements périssables des banquets, comme dit sir Walter Scott — avaient été brisés dans l’engagement, et leurs tessons, comme autant de miroirs, reproduisaient à l’infini cette scène d’horreur et de désolation. À ma prière, le maître d’hôtel, aidé du cuisinier, inhuma chaque cadavre dans une cabine, en attendant l’heure de sa résurrection ; puis, cette opération terminée, je me fis mettre à terre et me rendis chez un pêcheur de phoques où j’avais élu domicile. Là, je m’empressai de changer de linge, car j’étais mouillé comme au sortir d’un bain. Les verres de rhum et de gin, qu’on ne m’avait pas épargnés, étaient descendus par la manche de mon habit, au lieu de passer par ma gorge, tour de passe-passe que je tenais d’un docteur liménien, lequel, ne pouvant boire une goutte de liqueur sans en être incommodé, avait inventé, disait-il, ce mode d’ingurgitation, qui lui permettait de défier, le verre à la main, les plus forts buveurs des deux Amériques.

Le lendemain, je revins à bord pour avoir des nouvelles de nos amis ; tous étaient sur pied, joyeux et dispos, et ne gardaient de leur léthargie de la veille qu’un souvenir confus. Le thé nous fut servi sur la dunette, pendant que l’équipage virait au cabestan. Un dernier toast, auquel les assistants s’associèrent de tout leur cœur, fut porté par le capitaine au succès de notre voyage ; puis, après un échange de poignées de mains et de souhaits prospères, la chaloupe du navire nous conduisit au débarcadère, d’où nous assistâmes aux derniers apprêts du départ. Un quart d’heure après, le Vicar of Bray, incliné sur sa hanche de tribord et ses voiles gonflées par une jolie brise, fendait rapidement les ondes du Pacifique.

Nous gravîmes le sentier rapide qui conduit au village d’Islay, et nous arrivâmes chez le consul anglais. L’épouse et les filles de cet insulaire, inquiètes de sa longue absence, l’accueillirent par des monosyllabes gutturaux qui exprimaient leur joie de le revoir. Après avoir épanché leur tendresse, ces dames nous invitèrent gracieusement à passer la journée sous leur toit et à partager leur dîner de famille ; mais je n’acceptai pas, pressé que j’étais de me mettre en route. Mes compagnons, qui sans doute auraient accepté, si j’en juge par le regard de désappoin-