Page:Le Tour du monde - 06.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lière, peut avoir une lieue de circuit ; elle est bordée d’une double rangée de lomas ou collines, jaunes de ton, lourdes d’aspect, disposées en amphithéâtre, et revêtues jusqu’au tiers de leur hauteur d’un mur de roches trachytiques, rempart naturel qui prévient l’éboulement des sables et des dépôts marins. L’action continue de la mer, dont les vagues, poussées par le vent du sud, viennent déferler avec furie sur les rivages, a poli la surface de ces roches coupées à pic en maint endroit, comme une falaise au-dessous de ces formations minérales, des roches de porphyre amygdalaire et syénétique, à demi submergées, montrent çà et là leurs croupes noirâtres. Au fond de la baie, un gros rocher, pareil à une tour en ruine, se rattache à la terre ferme par un système de poutrelles, de planches et d’échelles de corde. Ce rocher ou ce système, selon qu’on voudra l’appeler, sert de quai, de môle, d’embarcadère ou de débarcadère à la population flottante, et d’observatoire aux douaniers. La douane, représentée par un hangar en planches meublé d’un lit de camp, occupe un des côtés de cet échafaudage, au delà duquel un sentier tortueux et d’une pente roide conduit, après dix minutes de marche, au village d’Islay, édifié sur le versant d’une colline, à 190 mètres environ du niveau de l’océan Pacifique.

Rien de plus aride et de plus désolé que la contrée qui s’étend à vos pieds, quand debout au sommet de cette colline, vous parcourez de l’œil les environs. Du nord au sud ce ne sont que dunes de sable, hautes falaises, plages jonchées de bois flotté, longues zones de salpêtre et de sel marin, superpositions de dépôts calcaires, îlots pierreux surmontés d’une couche de huano[1], roches de toutes formes et de toutes couleurs ; la pureté de l’air, l’intensité de la lumière, l’inaltérable azur de la mer et du ciel ; en accusant nettement tous les détails de ce vaste tableau et ne laissant dans l’ombre aucune de ses faces, lui donnent je ne sais quelle splendeur morne, quelle immensité aveuglante et quelle implacable sérénité.

La baie d’Islay, quand on l’aperçoit du large, a la figure d’un croissant aux pointes aiguës et recourbées ; vue du cap Cavallo, au nord, ou des rochers d’Ilo, dans le sud, elle reproduit assez exactement le corps d’un immense poisson à demi submergé. Des myriades d’oiseaux de mer, depuis le pélican goîtreux jusqu’à la svelte frégate, qui du matin au soir planent et tourbillonnent, montent et redescendent dans l’éblouissante clarté du soleil, complètent l’illusion ; on croirait voir le cadavre échoué d’une baleine[2] après lequel s’acharnent ces oiseaux voraces.

Chaque année, une quarantaine de navires, partis d’Europe ou de l’Amérique du Nord et frétés pour Valparaiso et les intermédiaires, longent ce littoral et font à Islay une courte relâche pour y prendre les produits de l’intérieur qu’on leur tient en réserve. Pendant quelques jours un semblant de vie galvanise le port et son triste village. Les échos habitués à ne répéter que les plaintes du vent, le murmure des vagues et les mugissements des phoques, retentissent de refrains avinés et d’appels polyglottes ; puis le navire lève l’ancre et tout rentre dans l’ordre accoutumé.

Par une belle matinée de juillet, époque de l’hiver sous ces latitudes, je me trouvais — qu’on me pardonne cette répétition du moi — je me trouvais, dis-je, à bord du Vicar of Bray, honnête trois-mâts sorti des chantiers de Liverpool, en compagnie du capitaine de ce navire, d’un consul anglais résidant à Islay et de quelques notables d’Arequipa. Une invitation à déjeuner faite à chacun de nous par le capitaine, et qui remontait déjà à une quinzaine de jours, était le motif qui nous réunissait. Au moment où commence ce récit, il n’était pas loin de onze heures, et bien que le déjeuner eût été annoncé pour dix heures précises, le cuisinier du bord, retardé probablement comme Vatel par un détail du menu, n’avait pas encore donné l’ordre au matelot de quart de sonner la cloche. Les physionomies et les dents des invités s’allongeaient de plus en plus ; chacun néanmoins s’efforçait de faire bonne contenance et causait de son mieux pour donner le change à son estomac. Pendant que la conversation de ces messieurs passait du grave à l’enjoué, du plaisant au sévère, je regardais, accoudé sur le bastingage, les collines d’Islay, où les brumes d’octobre, connues dans le pays sous le nom de garuas, allaient faire éclore, pendant un mois ou deux, de l’herbe, des fleurs, des ruisseaux, des oiseaux, des insectes, toutes choses qui y sont aussi inconnues pendant les deux tiers et demi de l’année, que le cucurbitas melo dans les plaines du Sahara.

L’anxiété générale eut enfin un terme. Un de ces soupirs qui soulèvent collectivement la poitrine du public, quand, au théâtre, le rideau se lève après un long entracte, fut poussé par nos compagnons, lorsqu’au son de la cloche le maître d’hôtel sortit de la cuisine et traversa le pont, portant à deux mains un plat dans lequel, mollement couché sur une litière de légumes, apparaissait un gigot bouilli du format le plus respectable. Nous nous précipitâmes à la suite de l’homme vers l’escalier de la chambre banale, où nous arrivâmes en même temps que lui. Dix minutes après, on n’entendait plus que de sourdes onomatopées entrecoupées d’un cliquetis furieux de fourchettes ; chacun avait à cœur de réparer le temps perdu. À part le gigot, qui est de toutes les époques et de toutes les cuisines, le déjeuner fut un véritable repas anglais, entremêlé de bœuf et de poisson fumés, de puddings variés, de tourtes de rhubarbe et autres préparations étranges. Le poivre rose de Cayenne, le cacazouèzo des Antilles, l’orocoto péruvien, le cary de l’Inde, l’harvey-sauce leur servaient d’assaisonnement. Ces mets incendiaires furent arrosés de vins de Xéres et de Porto, de bière double et simple, de genièvre et d’eau-de-vie. Un café à mettre en gaieté toutes les chèvres de l’Yémen nous fut servi ensuite dans de petites jattes qui tenaient lieu de tasses ; puis, quand les douces fumées de la digestion commencèrent à monter de l’épigastre au cerveau des convives, que leurs visages

  1. Par corruption guano. La lettre g n’existe pas dans l’idiome quechua.
  2. Les immenses bancs de sardines qui, chaque année, viennent échouer le long de ces côtes, entre le quatorzième et le vingt-deuxième degré, attirent souvent à leur suite quelque baleine qui, victime de sa voracité, reste à sec sur le sable. En cinq ans, nous avons pu constater deux fois le même fait.