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vous à Aden pour y faire le commerce, et ils y composent une population des plus bigarrées qu’on ait vues. Sous l’active impulsion des Anglais, Aden est devenu une vaste place d’entrepôt, un port franc ouvert à tous, et devant sa prospérité toujours croissante s’est effacé l’antique renom de Moka.

Le 11 avril je repartis pour Zeyla, où j’arrivai le 12. On vint me chercher avec une escorte, et une salve de mousqueterie fut tirée en mon honneur. J’entretins longuement le chef de mes projets futurs, de mon intention de nouer des affaires avec lui ; il me promit sa protection. Le soir, j’assistai à une fantasia exécutée par les Bédouins. Ils étaient au nombre de cinquante, armés de lances et de coutelas et munis de leurs boucliers. Ils se livrèrent à des simulacres d’attaque et déployèrent une adresse inconcevable à parer les coups qu’ils se portaient. La lutte fut tellement violente, saccadée, que si je n’eusse pas été prévenu, j’eusse pris cette fantasia pour une bataille véritable. Je ne sais rien de plus horrible que ce genre d’amusement. Ces hommes à face sauvage, dont les cheveux rougis par la chaux, pommadés de suif, flottaient en longues mèches désordonnées, faisaient vraiment peur à voir. Ils poussaient des rugissements d’hyènes. Le vaincu se posait en victime, le cou tendu, la poitrine découverte et haletante, pendant que le vainqueur lui appliquait son poignard sur la gorge.

Zeyla. — Dessin de A. de Bar d’après une vue de côte anglaise

De Zeyla je fis voile pour Tadjoura et passai près des îles Moussah, éloignées de la côte de douze milles. On y trouve quelques cahutes de pêcheurs et des citernes. Les Anglais, en 1840, les ont achetées au sultan de Tadjoura. Ces îles sont basses, formées de coraux et rapprochées l’une de l’autre : un canal étroit les sépare.

À Tadjoura, je retrouvai le vieux Mohamed, qui me fit une singulière confidence. Il paraît qu’un bâtiment de guerre anglais, venant d’Aden, était arrivé sur cette rade quelques mois auparavant. Il y avait à bord un haut personnage, que je crois être le gouverneur d’Aden, et il fit au chef africain la recommandation expresse, si par hasard quelque Français venait à Tadjoura, de ne pas le protéger. Je répondis à Mohamed que si jamais on venait à m’assassiner sur son territoire, comme la nation française n’était nullement vassale de l’Angleterre, elle tirerait vengeance de cet attentat, qu’elle était assez forte et indépendante pour faire respecter ses nationaux, et que lui, Mohamed, devait bien voir que, si les Anglais s’inquiétaient si fort de la France, s’ils avaient une si grande frayeur de la voir s’établir dans ces mers, c’est qu’apparemment la France était tout aussi puissante que l’Angleterre.

Avant de partir de Tadjoura, j’assistai aux préparatifs de départ d’une caravane composée de mille chameaux. Elle allait dans le Choâ et le pays des Gallas, deux provinces d’Abyssinie, et ne devait être de retour qu’au bout de quatre mois. Il lui fallait quarante jours pour arriver dans le Choâ., en faisant environ douze milles par jour. Les chameaux étaient chargés chacun de trois quintaux de marchandises.

Les produits d’exportation de caravanes sont ceux que l’industrie européenne répand par toutes ces contrées ; ils consistent surtout en étoffes de soie, de laine et de coton ; en faïences, cristalleries et verroteries ; en tabac, sel, métaux communs, articles de quincaillerie, et enfin en fusils à mèche pour la chasse de l’éléphant. Les caravanes importent du bétail, du café, de l’ivoire, des plumes d’autruche, des écailles de tortue, de la poudre d’or, des pelleteries, des cuirs, du suif, du blé, de la gomme, de la cire, du musc de civette, des fleurs de cousso, remède infaillible contre le ver solitaire, et que l’on ne trouve qu’en Abyssinie[1], et enfin un article que l’Abyssinie n’est pas seule à répandre, des esclaves. Malgré la vive opposition des Anglais, malgré la présence de leurs croisières, le commerce des esclaves se fait encore sur une grande échelle entre tous les ports de la mer Rouge, du golfe d’Aden, du golfe Persique et de la côte de Zanguebar ; ce sont surtout les caravanes qui alimentent ce honteux trafic. Suivant des renseignements très-exacts, pris à des sources différentes, j’estime à quarante mille chaque année le nombre d’esclaves vendus.

La caravane que je vis partir à Tadjoura devait ramener du Choâ un millier de ces malheureux noirs. Elle avait été obligée, pour n’être pas inquiétée en route par les tribus nomades qu’elle allait rencontrer, de s’attacher les plus influents parmi les Bédouins Essas. Deux d’entre

  1. Tous les Abyssins sont affectés du ténia, et par un de ces singuliers exemples de sollicitude que la nature présente quelquefois, le remède se trouve là à côté du mal.