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Rhodes, trouva réfugié, sous la protection de la croix, et fit étrangler son infortuné cousin Amurat, dont le père Zizim était venu demander aux chevaliers de Rhodes un asile où il pût se soustraire à la vengeance de son frère Bajazet. Amurat paraissait cependant devoir être bien peu fait pour porter ombrage au sultan, car on raconte que, recevant la visite d’un ambassadeur du schah de Perse, venu à Rhodes pour conclure un traité d’alliance avec le grand maître, il était si pauvre que le trésorier de l’ordre dut lui envoyer quelques présents afin qu’il pût, selon l’usage de l’Orient, les remettre à l’envoyé persan.

Le pays que nous traversions, quoique occupé par des bois et couvert çà et là de cette belle végétation que j’avais déjà remarquée, me parut cependant moins fertile dans cette partie de l’île. Peut-être faut-il l’attribuer aux vents brûlants du sud. Cette pointe qui s’étend jusqu’au cap de Cattavia regarde l’Afrique, et le siroco, ainsi que les bandes dévorantes de sauterelles qui viennent s’y abattre après avoir traversé la mer, sont sans doute funestes à cette partie de l’île.

Six heures après mon départ de Lindos, j’arrivai au pied d’un petit fortin en ruines, dû encore aux chevaliers, et qui servait là d’abri à une petite garnison chargée de surveiller le pays. C’était Sclipio.

D’après ce que me dirent mes guides, je ne jugeai pas à propos de m’avancer davantage vers la côte sud, qui n’offrait rien d’intéressant, et je repris ma course en revenant quelque peu sur mes pas. Puis, me dirigeant à l’ouest, je gagnai Laërma, en traversant des bois de pins assez étendus. Ce village me parut misérable, et son territoire boisé ou marécageux ne semblait offrir que peu de ressources à l’agriculture. Cependant le pacha de Rhodes avait voulu encourager les habitants de ce district et tirer parti d’un sol où la nature avait repris tous ses droits et était redevenue sauvage. Il favorisait les défrichements, et çà et là je pus voir sur ma route des portions de bois abattus, de grandes bruyères qui brûlaient, ou des charrues attelées de bœufs qui retournaient péniblement une terre noire que le soleil n’avait pas éclairée depuis des siècles. Cette partie de l’île est la moins peuplée. Aussi le pacha qui, sous ce rapport, se montrait moins Turc que la généralité de ses compatriotes, accordait-il un peu d’argent à ceux qui bâtissaient des maisons sur une certaine étendue de terre concédée, à la condition de la défricher — Ces velléités d’améliorations dans la condition des populations de ce district ont-elles eu un résultat ? Il faut l’espérer. — Quoi qu’il soit, plût à Dieu que les agents du gouvernement ottoman fussent toujours aussi bien intentionnés !

À deux heures et demie de Laërma nous passâmes près d’un village du nom d’Apollona, dans le voisinage duquel se trouvent quelques ruines sans importance, au milieu d’un terrain couvert de pierres que le ciseau paraît avoir taillées. Les cartes indiquent en cet endroit la position de l’antique cité de Kamiro qui, avec Yelissos et Lindos, fut l’une des trois premières cités de l’île. Il est probable que le nom du village moderne qui a remplacé la ville primitive rappelle la cité antique où le culte du soleil ou d’Apollon était en grand honneur.

Nous passâmes au pied du mont Artamiti, dont la cime disparaissait dans une bande épaisse de nuages ; et, après avoir traversé le village et les vignobles d’Ebbona, nous atteignîmes Kalavarda, en nous rapprochant de la mer. Du rivage on apercevait l’île de Kalchi, l’une de celles sur lesquelles flottait, il y a trois siècles, le pavillon de Saint-Jean. En suivant la côte, et remontant toujours au nord, nous rencontrâmes successivement les bourgades de Farés et d’Amathéria avant d’arriver à un groupe de ruines qui portent le nom de Villanova. Ici se retrouve évidemment le souvenir du grand maître Hélion de Villeneuve, à qui l’on doit attribuer ce monument que la guerre a détruit. Différent de ceux que j’avais rencontrés sur plusieurs points, celui-ci me parut avoir été affecté à une autre destination que la défense du pays. D’après ces dimensions et la physionomie des salles dont on retrouve les murs et les arceaux gothiques, il est probable que c’était une maison de plaisance dans laquelle Villeneuve et ses successeurs allaient goûter le repos et chercher les loisirs de la campagne.

Nos montures étaient trop lasses pour que nous pussions pousser jusqu’à Rhodes, et quoique nous n’en fussions pas éloignés, nous dûmes nous arrêter à Kremasto, qui est sur le bord de la mer, défendu par un castel dont l’aspect militaire atteste encore sur ce point la vigilance des chevaliers. Une pierre porte un écusson sur lequel figurent les armes d’Émery d’Amboise.

De Kremasto nous allâmes à Trianda, où il y avait aussi un château pour protéger le rivage. Mais sa destruction remonte au magistère de des Ursins qui le fit démanteler comme incapable de se défendre et plus propre à servir d’abri à l’ennemi que de protection aux campagnards. Autour de Trianda se voient de nombreux vestiges de constructions qui portent le cachet de la plus haute antiquité. Ils sont épars au pied du mont Philiermo, et c’est en cet endroit que la tradition place la troisième des villes primitives de l’île, Yelissos. Près de là sont les ruines d’une église sous l’invocation de Notre-Dame de Philiermo. Il y a trente ans, on y voyait encore des peintures à fresque qu’on attribuait à un élève de Cimabué, frère servant de l’ordre de Saint-Jean. Les blasons de Villeneuve et de Roger de Pins y montraient la part que ces deux grands maîtres avaient prise à sa construction.

Sur le plateau du mont Philiermo il existe des restes des murailles qui paraissent fort anciennes ; — je pense qu’il devait y avoir là, comme à Lindos, une acropole dominant la ville qui était au bas de la montagne. — Les murailles furent utilisées par les chevaliers, qui les réparèrent et en firent un poste fortifié. On y voit aussi les restes de deux tours, l’un au sud, l’autre au nord. Le mont de Philiermo est voisin de Rhodes, mais il en est cependant assez distant pour qu’il n’ait pu servir ni aux chevaliers pour en faire une défense de leur place, ni aux Turcs pour l’attaquer.