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ché de pierres portant les traces de l’art antique, Lindos a dû être une grande ville. C’est d’ailleurs une conjecture conforme aux traditions de l’histoire, et si son antiquité est suffisamment prouvée par les restes d’architecture qui en ont conservé tout le caractère, son importance ne l’est pas moins par l’étendue et la nature des ruines que l’on y rencontre. La ville paraît avoir été jadis adossée à une colline qui descendait jusqu’au rivage, au fond d’une petite baie s’ouvrant à l’orient, et protégée par une langue de terre appelée cap Saint-Jean. Quelques pêcheurs y retirent aujourd’hui leurs barques, mais le peu de profondeur des eaux devait être insuffisant pour les galères de l’ordre de Saint-Jean. Au reste, on ne voit pas, dans les écrits contemporains, que les chevaliers y aient jamais formé aucun établissement maritime, ni que Lindos ait joué aucun rôle pendant leur occupation.

La petite ville, ou plutôt le bourg moderne, s’étale au pied d’un rocher fort élevé qui porte à son sommet, comme un nid d’aigle, une forteresse à laquelle servent de racines les fondations plus que séculaires de l’antique acropole que couronnait le temple de Minerve. Par les nombreuses marches d’un long et rapide escalier on arrive à des salles encore entières, avec de grandes cheminées fleurdelisées. Des anges, peints à fresque sur leurs larges manteaux, y soutiennent la croix ancrée et le chapeau de cardinal de Pierre d’Aubusson. À côté se lisent, en caractères gothiques, quelques noms français : Regnault, Allart, Guichard, et d’autres écrits à la main, probablement par des hommes d’armes pendant les loisirs d’un jour de garde, ou peut-être par des soldats de la milice de Saint-Jean qui, après une défense désespérée contre les Turcs, au moment de mourir en combattant, ont voulu transmettre à leurs camarades le souvenir de leur dévouement.

Plusieurs salles se suivent : on reconnaît celle des hallebardiers, celle des chevaliers, le salon du gouverneur ; on y recherche instinctivement la place où l’un appuyait sa lance, l’autre son arquebuse. Ici devaient être déposés les cuirasses et les gantelets, là les morions et les casques. Plus loin, sur les décombres de la chapelle à demi renversée, la porte est encore debout, grâce aux blocs de marbre, au profil antique, dont elle a été faite. Partout, autour de ces restes de la domination des Hospitaliers, on retrouve des tronçons de colonnes d’un grand diamètre, des portions de chapiteaux corinthiens, des autels votifs avec leurs têtes d’animaux et leurs guirlandes, ainsi que des inscriptions grecques. C’est tout ce qui reste du temple de Minerve. Le soleil, à qui cette île était consacrée dans l’antiquité, projeta ses rayons ardents sur les temples dont on reconnaît les traces, longtemps avant d’éclairer la crèche où naquit le Fils de Marie. — C’est ainsi que le christianisme s’est approprié les débris échappés à la ruine du paganisme, de même que les musulmans ont transformé plus tard en mosquées les églises chrétiennes.

Vue de la darse et de la tour Saint-Nicolas, à Rhodes.

Aucun point de cette côte n’offrait un lieu aussi propice à l’établissement d’une fortification, du haut de laquelle la vue pouvait se porter au loin vers les rivages de l’Égypte, et dont l’escarpement présentait une défense inexpugnable à l’ennemi.


Sclipio. — Apollona. — Villanova. — Mont Philiermo. — Retour à Rhodes.

Le 16 janvier je quittai Lindos à sept heures du matin. Deux heures après nous arrivions à Lardos, et un peu plus loin nous passions devant un monastère de religieux grecs, en laissant à droite le château de Ferraclé, où le conseil de l’ordre faisait enfermer les frères de l’Hôpital qui avaient encouru la perte de l’habit. C’est là que l’implacable Soliman, après la capitulation de