Page:Le Tour du monde - 06.djvu/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressources qu’exigeait la marine qu’ils y avaient fondée. D’un autre côté, le grand maître, personnifiant l’esprit de son ordre tout entier, ne pouvait voir plus longtemps son autorité soumise à celle de Lusignan, et il aspirait à recouvrer cette indépendance dont ses prédécesseurs n’avaient cessé de jouir avant d’aborder en Chypre. Pour atteindre ce but, il était indispensable que, fût-ce par les armes, fût-ce à prix d’argent, il parvînt à se rendre maître d’un point qui, en satisfaisant à ce besoin de liberté, n’éloignât pas l’ordre de la terre sainte à laquelle ses pensées comme ses devoirs restaient fidèles, et qui lui permît de tenir en respect les Turcs dont les progrès devenaient de plus en plus inquiétants.

Le chef de l’Hôpital songea à Rhodes dont il avait exploré les rivages dans le cours de ses excursions maritimes. La diplomatie pouvait, moyennant une grosse somme, lui assurer la possession de cette île qui était, comme nous l’avons vu, une dépendance purement nominale de la couronne de Byzance. Mais par orgueil, autant que par haine des religieux latins dont il redoutait le voisinage, l’empereur Paléologue Andronic II rejeta avec hauteur les offres du grand maître qui se crut, dès ce moment, dégagé de tout scrupule, et attaqua de suite Rhodes défendue à la fois par les Grecs et les Turcs ou Sarrasins. Le siége en fut assez long et exigea bien des assauts, mais la garnison devait succomber sous les coups de leurs redoutables assaillants. Les chevaliers de Saint-Jean s’emparèrent de Rhodes, le 15 août 1310, sous le commandement de leur grand maître Foulques de Villaret.

Depuis lors Rhodes devint le centre de l’ordre de l’Hôpital. Ce fut là que s’établit son principal couvent avec ses dépendances, et les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem prirent le nom de chevaliers de Rhodes. Ils demeurèrent, comme on le sait, les souverains de l’île jusqu’à l’année 1522, où le 22 décembre, après un siége de six mois, ils durent par capitulation céder Rhodes aux musulmans.

Pendant deux siècles l’influence de la civilisation chrétienne avait transformé l’île et surtout Rhodes. Des édifices s’étaient élevés dans son enceinte : notamment plusieurs sanctuaires sous les vocables de saint Jean, sainte Catherine, saint Marc, saint Étienne, Notre-Dame de la Victoire, et d’autres.

Le palais du grand maître, le couvent, l’hôpital, des forts, des tours, des demeures pour les commandeurs des différentes langues, donnaient à la ville de Rhodes cette physionomie religieuse, militaire et imposante qu’elle a conservée jusqu’à nos jours.


Rhodes. — Aspect de ses fortifications. — Intérieur de la ville. — Le palais des grands maîtres.

Aujourd’hui, quand on arrive à Rhodes, l’île se présente à peu près sous la forme d’un triangle qui aurait sa base à la mer, et dont le sommet serait au point culminant d’une éminence sur le versant de laquelle la ville descend jusqu’au port. À ce sommet, et à la place de l’ancienne flèche de Saint-Jean, se dresse un petit minaret blanc, posé sur une large base de pierre, carrée, colorée par le temps, comme sur un socle beaucoup trop disproportionné. C’est tout ce qui reste du clocher de la cathédrale, mutilé par les boulets de Soliman.

La base du triangle offre un aspect des plus imposants. Une ligne de murailles crénelées, percées d’embrasures et de meurtrières, s’étend de l’est à l’ouest, accidentées par des tours rondes ou carrées, massives ou élancées, montrant fièrement les baies noircies par lesquelles sortaient autrefois les boulets qui tenaient l’ennemi en respect loin du port. Aux deux extrémités de cette muraille viennent se rattacher celles de l’enceinte qui, en faisant le tour de la ville, monte au sommet de la colline par l’ouest, redescend par l’est, et lui fait de tous côtés une solide cuirasse dont le défaut ne put jamais être trouvé par les Turcs.

Tous ces murs crénelés, toutes ces tours, tous ces ouvrages de défense portent encore parfaitement conservées et reconnaissables des armoiries qui prouvent que leur construction est due aux divers chefs de l’Hôpital. Par le nombre des blasons ainsi sculptés et scellés sur les murs, on voit que chacun des grands maîtres de Rhodes a voulu contribuer à son embellissement ou à sa défense. Les hiéroglyphes de la noblesse française portent écrits les noms de Villeneuve, Béranger, Naillac, Lastic, des Ursins, d’Aubusson, d’Amboyse, l’Ile Adam, et d’autres non moins illustres.

Mais ce port est silencieux. Les murs écroulés qui l’entourent sont dégarnis de leurs arbalétriers. La ville entière semble sommeiller. Autour d’elle, la brise seule exhale son souffle et bruit à travers les fleurs de l’île enchanteresse en leur enlevant leurs parfums qu’elle répand dans l’air. Est-ce là cette cité qu’animait une marine si active au temps de Villeneuve ou de d’Aubusson ? Est-ce bien cette place de guerre qui résonnait des fanfares militaires, et qu’ébranlaient les milles bouches de ses valeureux canons ? — Plus rien qu’un morne silence dans Rhodes, autour d’elle une campagne solitaire.

Voici trois cent quarante ans que les Turcs sont les maîtres de Rhodes. L’herbe pousse au milieu des rues, et le pied du passant ne l’empêche pas de grandir ; le sentier dans la plaine se voit peu, le pas de la mule y reste longtemps imprimé entre les fleurs qu’il laisse épanouir. Mais cette mousse recouvre les grandes pierres des palais. Sous ce lierre sont cachées des armoiries illustres ; à travers cette embrasure, où ce long canon fleurdelisé semble attendre un ennemi qui ne viendra pas, on ne voit que des champs verdoyants et de grands tertres où éclôt à foison la tulipe sauvage, à côté des narcisses et des roses. Les cippes de marbre qui se dressent au milieu de ces fleurs, ce sont les tombes des guerriers de Soliman.

De bien loin on l’aperçoit, — car les Turcs ont pris soin de la blanchir, comme s’ils voulaient qu’on la vît mieux, — cette grande tour Saint-Michel, avec ses quatre tourelles. Le flot, que les courants de l’Archipel poussent jusque-là, vient se briser en écume blanche à son pied. Elle domine la mer de toute sa hauteur, et ses trois écus-