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la moitié de la France, qu’aucun voyageur n’a jamais visitée, que les Européens ont à peine entrevue. Des circonstances favorables ont permis aux Anglais d’y pénétrer en 1859 ; et par une suite de reconnaissances militaires on a pu en construire des cartes qui font connaître au moins la configuration générale de la contrée, la direction des grandes vallées et l’emplacement des tribus. Ces cartes ont été présentées manuscrites à la société asiatique de Calcutta ; il est présumable qu’elles arriveront à la société de géographie de Londres, où viennent tôt ou tard aboutir tous les travaux de cette nature exécutés dans l’étendue du monde britannique, et que par elle nous en aurons en Europe une notion plus précise.

C’est par ces travaux, souvent obscurs et silencieux, qui se poursuivent incessamment partout où pénètre l’activité européenne, que la carte du globe s’enrichit chaque jour, se complète et se perfectionne. Un vaste ensemble d’opérations géodésiques, exécutées officiellement par les ingénieurs anglais dans le cours des trois dernières années, a également complété, pour tout le Pendjab et pour le Kachmir, l’immense carte de l’Inde que le gouvernement colonial a fait lever et dont les opérations durent depuis un demi-siècle. Les triangulations des ingénieurs ne se sont pas arrêtées à la limite de l’Inde. Elles ont couvert le Petit-Tibet, au nord et au nord-ouest du Kachmir, et elles se sont étendues jusqu’aux grandes montagnes de Karakoroum, atteignant ainsi, à travers de hautes vallées et de froids plateaux en partie inexplorés, les limites indécises du Turkestan chinois, et venant se rejoindre aux belles reconnaissances tibétaines des frères Schlagintweit.


Les frères Schlagintweit.

La grande expédition scientifique des trois explorateurs que nous venons de mentionner (Hermann, Adolphe et Robert) remonte à cinq années (elle s’est terminée en 1857) ; mais comme l’ouvrage, dans ses proportions grandioses, est maintenant encours de publication, nous pouvons en donner un rapide aperçu. L’expédition, entreprise sous les auspices et aux frais de la ci-devant Compagnie des Indes, n’a pas duré moins de quatre ans, de 1854 à la fin de 1857 ; elle a embrassé tous les grands objets de recherche qui peuvent entrer dans le cercle d’une exploration scientifique, depuis les observations de diverse nature qui se rattachent à la physique du globe, jusqu’à l’étude des types humains chez les diverses populations et les nombreuses tribus que les trois explorateurs ont visitées. L’hypsométrie, c’est-à-dire les observations des hauteurs par les indications du baromètre, observations si importantes pour déterminer le relief d’une région et apprécier les conditions générales des climats, a eu naturellement une grande place dans cette masse d’études simultanées, aussi bien que les déterminations astronomiques qui marquent la place exacte des lieux sur le globe. Artistes en même temps que physiciens, les trois observateurs remplissaient admirablement les conditions qu’une pareille expédition exige. Cette magnifique relation nous rappelle involontairement celle de notre spirituel et regrettable Jacquemont, fruit d’un voyage isolé exécuté avec des moyens incomparablement plus modestes, et qui cependant est digne, à bien des égards, de figurer à côté de celle des trois explorateurs allemands[1].

MM. Schlagintweit ont sillonné, soit ensemble, soit séparément, une partie considérable du Dékhan et du bassin du Gange ; ils ont coupé en divers sens et profondément étudié l’Himâlaya occidental ; ils ont sillonné le Kachmir, ce paradis de l’Inde, exploré le Petit-Tibet, franchi les terrasses étagées et les chaînes qui l’enveloppent de leurs cimes neigeuses ; ils ont foulé les plaines les plus élevées que l’homme habite sur le globe, après et stériles régions où la vie animale arrive épuisée au dernier terme qu’elle puisse atteindre en s’élevant vers la région des nuages ; ils ont traversé les passes du Karakoroum et du Kouènloun, noms qui jusqu’alors n’étaient arrivés en Europe que comme un vague et lointain écho des relations chinoises ; ils sont entrés, au delà du Kouènloun, dans les steppes du Turkestan, et l’un d’eux, Adolphe, coupant les pays inexplorés de Khotan et de Yarkand en se portant vers la Boukharie, a trouvé la mort près de Kachgar, au milieu d’une tribu musulmane. L’immense collection d’observations, de journaux, de croquis de toute espèce recueillie dans le cours de ce vaste itinéraire, ne formera pas moins de neuf volumes de grand format, accompagnés d’un nombre très-considérable de planches représentant, outre le détail des routes étudiées, tout ce que les voyageurs ont rencontré de plus digne d’observation en monuments, en archéologie, en histoire naturelle, en ethnologie, en sites pittoresques. Plusieurs de ces magnifiques gravures, que les voyageurs ont bien voulu nous communiquer et que nous avons dû faire réduire aux dimensions du Tour du monde, donneront à nos lecteurs une faible idée de la beauté des planches originales (voy. p. 404, 405, 408, 409, 412 et 413). Si l’on éprouve un regret en présence de cette publication somptueuse, qui d’une relation de voyage fait une œuvre d’art, c’est que la richesse même et les dimensions d’un pareil livre le tiennent non-seulement hors de la portée du grand public, mais le rendent même très-difficilement accessible aux hommes d’étude, auxquels, en définitive, un ouvrage de ce genre s’adresse. Il faut espérer qu’une édition plus modeste, sans qu’on y retranche rien d’utile, répondra plus tard à ce besoin de la science.


IV

Les Russes dans l’Asie centrale.

Il a été question de plusieurs autres expéditions anglaises, projetées ou déjà commencées, dans les hautes régions qui forment la frontière commune du Pendjab et du Tibet. La politique, et surtout les vues commerciales, ne sont certainement pas étrangères à ces entre-

  1. Nous entendons parler, cela va sans dire, de la relation scientifique de Jacquemont en 5 volumes in-4o. Avons-nous besoin d’ajouter que ce n’est pas ce journal du consciencieux et savant observateur qui a rendu son nom populaire, mais seulement sa spirituelle Correspondance, modèle achevé du genre ?