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baigne de celle où ont lieu les picniques, et, plein de curiosité, je descendis dans la nouvelle mer Morte.

J’avais entendu raconter de singulières choses à l’égard de sa densité ; on a dit par exemple qu’un baigneur surnageait comme un œuf qui date de plusieurs jours. Mon expérience sur ce point diffère de celle des autres. On n’y éprouve aucune difficulté à nager, ni même à plonger. Après y avoir trempé la tête à diverses reprises, afin de sentir si réellement, comme on l’a écrit, l’eau du lac Salé produit l’effet d’un sinapisme, et découvrant que c’était une hyperbole, je m’y enfonçai les yeux ouverts, ce dont je portai la peine. Ce fut d’abord une douleur sourde, puis une série d’élancements auxquels succéda une cuisson vive et permanente comme celle qui résulterait d’une pincée de tabac dans les yeux. N’ayant pas d’eau douce à ma portée, je ne pus que me traîner sur le roc, et m’y asseyant, j’offris à la nature, pendant une demi-heure, le spectacle risible d’un homme qui pleure à chaudes larmes. Une nouvelle expérience relative au goût de cette onde cuisante fut également décisive : je crois volontiers avec le capitaine Stansbury, qu’un homme tombé dans cette mer y serait promptement suffoqué. Vox faucibus hæsit, est le moins que je puisse dire de son effet sur mes muscles maxillaires. Ceux qui voudraient renouveler ces expériences devront se prémunir d’une cruche d’eau puisée à la source voisine ; la précaution est nécessaire sous plus d’un rapport ; les cheveux, lorsque la tête est sortie de l’eau, sont poudrés à frimas et couverts d’un enduit gluant des plus désagréables. Toute la peau est revêtue d’une couche de sel, qui a permis à des baigneurs doués d’imagination de se comparer à la femme de Loth ; et l’Éthiopien, vulgairement qualifié de nègre, sort de là comme passé à la chaux.

Malgré le fumet de la cuisine du genius loci, fumet que je n’ose pas appeler par son nom, chacun de nous fit preuve d’un excellent appétit. Après le repas, tandis qu’on attelait nos mules, j’allai de nouveau examiner le paysage du pied de la Roche-Noire, que l’on peut escalader sans péril ; aussi l’est-elle quelquefois par des gens dont le sens commun est au-dessous de la dose normale. Les terrains qui avoisinent le lac sont plats et s’élèvent par une pente insensible, jusqu’à la base des collines abruptes, rayées çà et là de barrières sablonneuses, impropices à la culture, mais fournissant par endroits de bons pâturages ; les quelques ruisseaux qui s’en échappent s’écoulent de trop bas pour servir à l’irrigation. Nous dîmes un long adieu à cette mer intérieure, qui, selon toute apparence, n’a rien à faire où elle est, et nous reprîmes le chemin de l’est au coucher du soleil. J’ai gardé un souvenir ineffaçable des beautés de l’horizon : des nuages bleus et violets, bordés d’une ligne fulgurante, s’élançait une gerbe lumineuse se déployant jusqu’à mi-hauteur du zénith, pendant qu’au sud et au sud-est, des éclairs se jouaient parmi les sombres voiles de brume où se détachaient l’or et l’émeraude des terrasses de la vallée.

Côte oriental de Stansbury’s Island. — Dessin de Ferogio d’après Stansbury.

Le couchant splendide jetait un reflet de richesse et de grâce aux déserts de sel et d’artémise qui s’étendaient devant nous. À l’est, le massif volumineux de Wasatech, où se forment les orages et d’où s’écoulent les cent rivières qui abreuvent le sol, dressait majestueusement sa crête sourcilleuse, que le dernier sourire du jour n’adoucissait même pas. Au nord, les rives du lac non interrompues, si ce n’est par quelque butte échelonnée, allaient s’effaçant au loin et se confondaient avec les nuages. La ville dessinait obscurément de l’autre côté du Jourdain son amphithéâtre, qui s’élève en s’éloignant du lac, et niche à l’abri de ces montagnes puissantes. Un peu au nord-est, un léger panache de vapeur blanche, pareille au jeu qui s’échappe de l’évent d’une baleine, indiquait la direction des sources chaudes ; bientôt la fumée brumeuse, condensée par l’air de plus en plus froid, tourbillonna comme le nuage d’une locomotive sous le vent du soir. On distingua les faubourgs, puis les maisons séparées de leurs voisines par des enclos remplis d’ombre d’intensité diverse ; les rues déployèrent à nos yeux leur plan régulier, nos mules traversèrent le pont chancelant du Jourdain, et nous nous retrouvâmes dans la Sion moderne.


Excursion au Camp-Floyd, et départ.

Une affaire indispensable plus encore que la curiosité m’appelait à Camp-Floyd, siége des forces de l’Union dans l’Utah. Je profitai de l’obligeance d’un négociant, M. Gilbert, marchand de toute espèce de choses, qui m’offrit une place dans sa trotteuse, attelée d’une couple de belles mules gris de fer, qu’il appelait des doux noms de Sally et de Julia. Nous traversâmes par un beau jour la plaine qui se déploie entre la cité et le Jourdain, alluvion qu’arrosent une multitude de ruisseaux descendant des montagnes, et dont les noms sont traduits de l’indien.