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Au couchant, les bords du lac sont d’une aridité complète ; un désert de sable, de sel et d’argile, dont la pluie fait du mortier, mais qui n’offre pas un seul ruisseau, et où l’on peut faire jusqu’à soixante-dix milles sans rencontrer une source. Quand les rivières grossissent, le niveau du lac s’élève, dit-on, à un maximum d’un mètre vingt ; il se fraye alors un passage entre les brèches des murailles qui l’entourent, et submerge de vastes plaines salines. Sur ses rives, l’atmosphère, ailleurs si pure et si transparente, est brumeuse et d’une teinte bleuâtre, ce qui tient à l’activité de l’évaporation. On a remarqué qu’il était difficile d’y faire usage du télescope, et que les observations astronomiques y sont très-imparfaites. L’eau douce offre ordinairement une évaporation plus forte et plus dense que l’eau salée ; mais ici le phénomène est activé par la chaleur solaire et par un vent assez vif pour empêcher la vapeur de s’accumuler au-dessus de la nappe liquide.

Les eaux de ce lac singulier, qui reproduit si étrangement les merveilles de Palestine, tiennent en dissolution près d’un quart de leur poids de matière solide, environ six fois et demie de plus que n’en renferme l’eau de mer, dont la salure moyenne est estimée à trois et demi pour cent ; l’ancienne mer Morte est jusqu’à présent la seule qui, à cet égard, lui soit supérieure. La gravité spécifique des eaux du lac Salé est de 1, 170, l’eau distillée représentant 1, 000.

J’ai entendu dire dans la ville mormone qu’un baquet de sel avait été produit par trois baquets d’eau du lac soumise à l’évaporation, et qu’il suffisait à la viande de tremper douze ou quatorze heures dans cette saumure naturelle pour être salée.

Ce sel est généralement employé brut. Des enfants le recueillent aux points de la baie où le vent porte les vagues et forme une espèce de marée montante ; on le charge à la pelle dans des charrettes, et il est vendu au détail, à raison d’un demi-cent la livre.

Il est certain que, dans une période géologique précédente, l’eau de ce lac était douce ; les coquilles en ont donné la preuve. C’est à l’action des eaux pluviales, s’infiltrant dans les assises rocheuses, après avoir lavé le sol, qu’est due la salure actuelle, ainsi qu’à l’eau des fleuves, qui, en raison de la soude répandue dans les terrains qu’ils traversent, doivent tenir en dissolution une quantité de sels plus considérable qu’ailleurs. La partie qui s’évapore étant composée d’eau pure, ou à peu près, il devait en résulter la formation du dépôt salin et son accroissement successif.

Il est généralement reconnu que la composition du lac Salé est fatale à la vie organique ; les poissons qu’y amènent les rivières y périssent immédiatement ; toutefois, suivant les gens du pays, une coquille univalve se trouverait, à certaines époques, en divers endroits soumis à l’influence des vagues salines ; j’ai observé au bord de l’eau une algue délicate, ressemblant à de la mousse ; enfin le gouverneur Cumming m’a dit y avoir vu une feuille de quelques pouces de longueur doublée d’une espèce de toile où s’abritait un animal vermiculaire d’une teinte rougeâtre et de la longueur de la dernière phalange du petit doigt. Il y a aussi près du village une matière mucilagineuse, colorée de blanc, de rose, de jaune rouille, pareille à de la mousse macérée, qui adhère au lit rocailleux du lac et forme çà et là sur la grève un enduit coagulé. La vie n’est donc pas absolument étrangère à la mer Morte du Far-West, comme on l’assure, tandis qu’avec un puissant microscope, le lieutenant Lynch n’a découvert ni animalcule ni vestige de matière organique dans celle de Palestine.

Le grand lac Salé renferme des îles qui l’embelliraient beaucoup, si leur hauteur était proportionnée à ses étroites limites.

Je fus surpris du manque de fraîcheur et d’élasticité de l’atmosphère ; les lèvres étaient fêlées comme par l’aire maritime, mais là se bornait la comparaison.

Les mules furent dételées à l’endroit habituel des pic-niques, espace couvert de sable blanc, situé entre la falaise et le bord du lac. Auprès de nous débouchait une petite rivière dont l’eau était potable, bien qu’un peu saumâtre et sulfureuse ; son influence féconde se révélait néanmoins par un massif de rosiers sauvages mêlés d’euphorbe aux noms variés : plante à soie, vache à lait, capote de sacarte, milk plant, etc. La présence familière de la pie vint enlever à la solitude ce qu’elle avait de plus poignant. Des traces humaines se trouvaient aussi en ces lieux : une espèce d’appentis en pierre sèche, adossé à la falaise. On pourrait s’y mettre à cheval sans savoir que cet édifice appartenait à feu mistress Smith, de Vermont, jusqu’à la découverte d’un objet que votre sagacité supérieure vous fait reconnaître pour une cheminée.

C’est derrière la Roche-Noire qu’est le lieu où l’on se baigne ; on traverse d’abord pour y arriver un sable fin, doux et blanc, comme celui d’une plage maritime, mais dépourvue de coquilles. Cette grève, détrempée aux environs de la petite rivière, est sèche auprès du lac et pour ainsi dire mouvante. Le pied brise la croûte des flaques de sel, et enfonce dans ces gâteaux de diverses couleurs, ici d’un blanc de neige, là-bas d’un vert sombre, ou de la teinte brune du palissandre ; nulle part un brin d’herbe ou d’aromate ; vous plongez dans un sable toujours couvert d’eau, et vous allez ainsi jusqu’à la chaussée pierreuse dont la Roche-Noire forme la tête. Au bord de cette chaussée, du côté de la pleine eau, la pierre, qui ailleurs ressemble à du basalte, est d’une teinte de rouille ; les saillies du roc sont revêtues d’aiguilles étincelantes, et dans les fissures et les creux, le sel, déposé par les eaux, prend la forme de blocs de glace. Arrivé là vous êtes suffoqué par une effrayante odeur : la ligne noire, qui de loin tranche sur la grève, est un charnier d’insectes, une berge d’un pied d’élévation, composée de larves, de dépouilles et de restes mortels de myriades de vers, de moustiques, de cousins, de gallinippées fermentant et pourissant au soleil, ou confits dans la saumure. Fuyant cette masse putride, je gagnai l’endroit où la Roche-Noire sépare décemment la place où l’on se