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des mules pour chaussure, la chemise ouverte et une quantité de reliques de saint Antoine de Padoue enfermées dans des boîtes ou dans des cœurs en argent qui pendent sur sa poitrine.

Peu de jours avant notre départ, nous avons fait poser Marco dans son plus beau costume. M. Court, le peintre d’histoire, en fit un remarquable pastel, en une séance. Ce teint brun et transparent que les Vénitiens appellent mauretto, ces grands yeux bleus si tristes, ce front développé, en font un des types vénitiens les mieux caractérisés. Il était digne du pinceau de Léopold Robert ! Aussi l’a-t-il placé dans son dernier tableau des Pêcheurs ; c’est le jeune garçon qui soulève les filets. Je l’ai connu dans l’atelier d’Aurèle Robert ; et depuis lors nous l’avions adopté pour nous conduire dans nos courses artistiques, ce qui, au bout de quelques années, lui avait constitué une petite aisance. La veille de mon départ il vint m’aider à faire mes paquets, et je lui laissai une assez grande quantité de vêtements que je ne pouvais emporter ; bientôt après, je le vis revenir tout ému, me disant que sa mère ne voulait pas croire que tant de choses lui fussent données ; elle l’accusait de les avoir robatto, volées. Je partis de suite avec lui pour la rassurer. Elle pleurait de joie, la pauvre femme, et ne me dit que cette phrase si pleine d’amour maternel : La pardona, Signore, mà, qui ama teme. « Pardonnez, monsieur, mais, qui aime craint ! » Adieu, mon gondolier, adieu ! que saint Marc, saint Antoine et la Madone te protégent !

Adalbert de Beaumont.




VOYAGE À L’ÎLE DE RHODES,

TEXTE ET DESSINS INÉDITS PAR M. EUGÈNE FLANDIN.
1844


Origine de Rhodes. — Son rôle dans l’antiquité. — Sa réunion à l’empire d’Orient.

Dans les premiers jours de janvier 1844, je quittai Constantinople pour aller en Syrie, et de là me rendre en Mésopotamie. Je m’arrêtai à Rhodes[1]. Les nombreux souvenirs, les admirables monuments qui datent de l’époque des chevaliers de l’Hôpital excitent un intérêt trop vif pour que, surtout si l’on est Français, on ne désire point visiter cette terre toute française. Les édifices, les remparts, les citadelles ont conservé jusqu’à nos jours le sceau de leur origine. Tout y rappelle l’ancienne France de l’Orient, l’héroïque champion de la religion chrétienne et de la civilisation contre l’islamisme et la barbarie envahissante des Ottomans.

Dans l’antiquité, son premier nom, Ophusia, lui fut donné, croit-on, à cause de l’immense quantité de serpents qui s’y trouvaient. Elle ne mérite pas de nos jours ce surnom si peu attrayant, quoique ces reptiles n’y soient pas rares.

Il est plus agréable de se la représenter sous son nom actuel, Rhodes ou Rhodos, qui, en grec, signifie rose. Elle le dut à l’abondance de ses fleurs et à la spontanéité avec laquelle les rosiers croissaient partout où la terre était abandonnée à elle-même. Aujourd’hui encore elle en produit assez pour qu’il s’y fasse un grand commerce d’essences, de pâtes et de confitures de roses dont les Orientaux sont très-friands.

Les bois qui couvraient ses montagnes, ses charmantes vallées et leurs bosquets embaumés rivalisaient avec ceux de Paphos et d’Amathonte ; aussi les anciens, que toutes les voluptés charmaient, lui avaient-ils donné l’épithète de Telchinis ou l’enchanteresse.

L’antiquité était prodigue d’adjectifs ; elle aimait à en chercher d’appropriés aux caractères distinctifs des pays comme des individus. Non contente de ceux qui précèdent, elle avait trouvé, pour cette île, un quatrième nom, celui de Trinacria ou à trois pointes, comme pour la Sicile. En effet, sa forme triangulaire est dessinée par les trois caps saillants qui se nomment actuellement cap Saint-Étienne au nord, cap Saint-Jean à l’est, et cap Catavia au sud.

Les Phéniciens y fondèrent, à une époque très-reculée, les villes de Yelissos, Lindos et Kamiros. Plus tard des colonies grecques s’y établirent et y créèrent, au moyen de leur marine, un petit État qui se développa rapidement, grandissant dans ce vieux monde en force comme en renommée.

Des trois villes phéniciennes, Lindos est la seule qui existe encore. La ville de Rhodes, d’après Strabon, fut bâtie par l’architecte qui avait construit le Pirée, et elle remonterait ainsi à cinq cents ans avant Jésus-Christ.

L’île, peuplée par des Phéniciens et des Grecs venus en grande partie de l’archipel, ne pouvait manquer à sa destinée, qui était la navigation. Aussi les Rhodiens excellèrent-ils dans l’art nautique, et leurs galères, ainsi que leurs rameurs, jouirent-ils dans l’antiquité d’une réputation méritée. La supériorité de ces insulaires dans la science navale leur valut l’honneur de voir leur alliance recherchée par différents peuples ou divers conquérants. Ils firent tour à tour cause commune avec leurs compatriotes contre les Perses, vendirent à Xerxès leurs

  1. L’auteur passait à Rhodes en se rendant à Mossoul pour y chercher et y étudier, par ordre du gouvernement français, les antiquités découvertes sur le sol de Ninive.