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être placé de manière à entendre le sermon. Je me trouvai dans une espèce de hangar d’environ trente mètres carrés, ayant pour toiture des branchages supportés par des piliers rustiques ; pas de cloison qui empêchât l’air de circuler ; ce local primitif peut contenir trois mille personnes. L’assistance est colloquée sur des bancs rangés en face de la tribune, sorte d’allée en planches qui regarde le nord et à laquelle on monte par des gradins situés à l’est. Au pied de cette galerie est un petit enclos où sont des siéges destinés à l’orchestre : un violon, une basse, deux femmes et quatre hommes, qui n’exécutent vraiment pas mal les cantiques de la Nouvelle-Sion ; je dirai même tout à fait bien, en réfléchissant à la longitude où nous étions alors et à ce que l’on entend dans les églises de campagne, voire des villes américaines, dont on a dit que si le Psalmiste y écoutait ses chants, il les anéantirait de fureur.

On prétend que les Mormons, ainsi que les Italiens, empruntent à la musique d’opéra ses morceaux les plus remarquables et les font exécuter à l’office, ne voulant pas que Satanas ait le monopole des plus beaux airs ; toutefois, dans la circonstance dont il s’agit, on n’a chanté que de la musique religieuse.

Nous allâmes nous asseoir, — j’étais avec le fils d’un magistrat, — sur l’un des bancs du huitième quartier, d’où nous vîmes entrer la foule, entrée qui dura jusqu’à dix heures et quart, beaucoup de fidèles venant de très-loin. Tout le monde avait ses habits de fête. On apercevait de jolis visages — et ils étaient nombreux — au fond des chapeaux à longs voiles, chapeaux américains dont nous avons dit la forme ; des tailles fines et souples étaient dessinées par de fraîches étoffes ; la soie en pinçait quelques-unes, et l’élégance flétrie, les chiffons passés qu’on voit en Angleterre dans les grandes occasions, rubans fanés, vieilles gazes et vieilles plumes, couleurs jadis éclatantes, formaient de rares exceptions. Les hommes n’étaient pas moins décemment vêtus ; beaucoup d’entre eux avaient laissé leur habit dans l’armoire et ouvert leur gilet, à cause de la chaleur ; mais le costume n’en était pas moins convenable, parfaitement approprié à des travailleurs et laissait voir un linge d’une propreté qui n’existe pas toujours derrière un plastron correctement boutonné. Les anciens et les dignitaires, placés dans la tribune, portaient l’habit de drap noir. Tous avaient gardé leurs chapeaux et se découvrirent au moment où le sermon commença. J’avais à mon côté une jeune servante anglaise aux yeux rouges ; mais en face de moi était une charmante Américaine, mère d’un adorable enfant. Je remarquai chez elle un développement inusité de l’organe de la vénération, développement que j’avais déjà observé en Europe chez les Mormons dont j’avais suivi les meetings. L’assemblée n’offrait pas un seul échantillon de bloomers ; on-’y voyait quelques femmes yankees autrefois rechignées, dont l’œil gris était alors avide et plein de ruse, pénétrant, vif et glacial, créatures aux larges épaules, fortement charpentées, anguleuses au moral et au physique, et maintenant humanisées, adoucies par la transplantation dans le milieu qui leur est propre. Je fus surpris de la quantité de vieillards ; il s’en trouvait dans mon voisinage une demi-douzaine sur le même banc : des hommes courbés, des femmes décrépites ayant quitté leur pays natal pour aller mourir dans la ville sainte. Leur présence témoignait hautement de la sincérité de leur foi et du bon cœur de ceux qui les avaient amenés jusque-là, à travers tant de privations et de fatigues. Quelques Gentils s’apercevaient dans l’auditoire ; il en est peu néanmoins qui se soucient d’entendre un sermon où ils pourront être malmenés.

À dix heures, le meeting s’ouvrit par un chant religieux. M. Wallace, gentleman d’un air distingué, arrivé tout récemment d’un long voyage, fut ensuite appelé par l’ancien qui présidait la réunion ; il s’avança et, dans un discours transcrit par deux sténographes placés dans la tribune, il rendit compte de ses travaux. Le fond en était bon ; la forme avait quelque chose d’irlandais. « Les vallées des montagnes » revenaient sans cesse, comme celles de la verte Érin, dans les harangues hiberniennes. L’orateur finit par appeler la bénédiction céleste sur le président de l’Église et sur les autorités civiles et religieuses, y compris les infidèles ; toute l’assistance répondit par un amen accompagné d’applaudissements, qui me rappelèrent le humming en usage au dix-septième siècle, d’où les étudiants des universités avaient reçu le nom de hum et hissimi auditores.

À M. Wallace succéda l’évêque Abraham O’Smoot, adjoint au maire de la ville, qui, d’une voix basse et mesurée, entama l’éloge des Saints du dernier jour et blâma les apostats. Sa parole était loin d’être coulante, alors même qu’il s’échauffait, et il faisait du nez, cet instrument vocal des méthodistes, un usage indu ; mais il s’en servait pour dire d’excellentes choses. Il rappela sans aigreur les persécutions passées et parla des joies et des richesses de l’avenir sans emphase prophétique. Au milieu de son discours, précisément comme il faisait allusion au chef de l’Église, entra M. Brigham Young.

M. Brigham était, comme à l’ordinaire, vêtu de drap gris, filé et tissé à la maison ; il avait, ainsi que la plupart des anciens, un grand chapeau de paille à forme haute et conique, entourée d’un large ruban noir, et, luxe inusité, de gants de chevreau, également noirs, complétaient sa toilette. Il monta dans la tribune, alla s’asseoir, parut saluer ceux qui étaient auprès de lui, toutefois sans se découvrir. Un homme pris d’un accès nerveux fut emporté ; l’évêque O’Smoot acheva son sermon en nous apprenant que nous devions vivre pour Dieu ; un nouvel hymne fut chanté, et le silence qui succéda me fit comprendre qu’il se préparait quelque événement : la toux des vieillards s’arrêta, les cris des enfants cessèrent et les vieilles femmes suspendirent leur sommeil. Le président ôta son chapeau, alla au bout de la galerie, se baissa pour expectorer dans un crachoir dissimulé à tous les yeux, rétablit l’équilibre en avalant un verre d’eau tirée d’une carafe posée sur un guéridon, appuya ses deux mains sur la serge verte de la tribune, se pencha vers l’auditoire et lui adressa la parole.