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bable que les gens de la fête sont rentrés chez eux en chantant quelque refrain dans le genre de celui-ci :

Chantons toujours en chœur,
Chantons : Vive frère Brigham !
Et béni soit le val de Déséret, ret, ret !
Et béni soit le val de Déséret !


VII

Visite au prophète.

J’avais exprimé à M. Cumming le désir d’aller voir M. Brigham Young, ou plutôt le président, comme on dit en style officiel ; le gouverneur voulut bien demander lui-même quand je pourrais faire ma visite, et reçut pour réponse que le président de l’Église universelle de Jésus-Christ, des Saints du dernier jour, n’admet les étrangers en sa présence qu’avec une certaine réserve ; qu’il y est contraint non-seulement par mesure de sécurité personnelle, mais aussi pour préserver sa dignité des observations malveillantes, souvent grossières, des visiteurs qui se croient permis de violer toutes les lois de la politesse à l’égard d’un Mormon ; que néanmoins il me recevrait le lendemain après son déjeuner.

En conséquence, à l’heure de midi, le lendemain, je trouvai le gouverneur dans Main-Street et nous nous rendîmes au bureau présidentiel. On nous fit subir un léger examen ; nous passâmes devant la garde, qui ne portait non-seulement ni galons ni lisérés, mais pas d’armes apparentes, et, descendant la vérandah, nous entrâmes dans le cabinet du prophète. Plusieurs personnes y étaient assises ; elles se levèrent à l’arrivée du gouverneur ; celui-ci, ayant dit quelques mots d’introduction, le président s’avança, me tendit la main avec une simplicité parfaite, me fit asseoir sur un divan qui occupait l’un des côtés de la pièce et me présenta aux personnes qui étaient avec lui.

Il est généralement peu convenable de faire le portrait de l’individu qui vous reçoit ; mais le cas est exceptionnel, et je ne crois pas enfreindre les lois de l’hospitalité en dépeignant M. Brigham Young : c’est un pontife, un voyant, un prophète, pourvu de tous les dons que prodigue le Seigneur aux chefs de l’Église ; son histoire et sa photographie ont été publiées mainte et mainte fois : je ne ferai qu’ajouter à la ressemblance, et puis je n’ai rien à dire qui ne soit en sa faveur.

Le prophète est né à Whittingham, dans le Vermont, le 1er juin 1801 ; nous sommes en 1860, il a donc cinquante-neuf ans ; on lui en donnerait quarante-cinq. La célébrité vieillit. Je m’attendais à voir un homme âgé, aux traits vénérables ; c’est à peine si un fil grisonnant paraît dans ses cheveux blonds, qui, assez épais et divisés par une raie de côté, descendent au-dessous de l’oreille en frisant à demi. Le front est un peu étroit, le sourcil mince ; l’œil, dont la nuance tient du gris et du bleu, est calme et indique la réflexion et la réserve. Un abaissement de la paupière gauche m’avait fait croire à une atteinte de paralysie : j’ai su plus tard que c’était le résultat de douleurs névralgiques dont le prophète a cruellement souffert. C’est pour éviter ces douleurs que M. Brigham a toujours la tête couverte, excepté chez lui et surtout à l’église. Mistress Vard s’est trompée, ainsi que la Revue des Deux-Mondes, qui l’a répété après elle, en disant que « Sa Majesté Mormonne n’ôte jamais son chapeau, même en public. »

Le nez, légèrement pointu mais bien fait, incline un peu à gauche. Les lèvres sont serrées, comme chez la plupart des natifs de la Nouvelle-Angleterre ; les dents, surtout celles d’en bas, sont mal rangées, et la ligne qui descend de l’aile du nez à la bouche est interrompue. Enfin la barbe, soigneusement rasée, excepté sous la machoire inférieure où il lui est permis de croître, laisse voir un menton qui se terminerait plutôt en pointe. Les mains sont bien faites, et non défigurées par des bagues ; la taille est un peu forte, la stature moyenne ; les épaules sont larges et tant soit peu courbées.

Le costume, en drap gris de fabrique indigène, avait la simplicité, la propreté de celui d’un quaker : il se composait d’un habit très-large, de forme antique et à boutons noirs ; d’un pantalon de même, également très-ample ; d’une cravate en soie noire, étroite et lâche, à gros nœud, passée sous un col sans empois qui se rabattait de lui-même ; d’un gilet droit en satin noir, complétement fermé, sur lequel ressortait une chaîne d’or unie rentrant dans le gousset ; enfin des bottes à la Wellington, selon toute apparence de facture américaine.

En somme, l’extérieur du prophète est celui d’un fermier de la Nouvelle-Angleterre, ce qui, du reste, n’a rien d’étonnant ; son père était un agriculteur qui, après avoir pris part à la guerre de l’Indépendance, se fixa dans le Vermont.

C’est, nous l’avons dit, un homme bien conservé, en dépit des fatigues et des persécutions, fait que certaines personnes attribuent à une grande modération et à la tempérance en toutes choses. Ses manières sont à la fois simples et polies, affables et imposantes. Exempt de toute prétention, il se distingue avec avantage de certains pseudo-prophètes que j’ai vus et qui se tiennent chacun pour un logos, sans avoir d’autre titre qu’un amour-propre voisin de la folie. M. Brigham ne donne aucun signe de fanatisme ; il n’a rien de cafard, pas même de dogmatique, et ne m’a jamais parlé de sa religion.

Sans le vouloir, il impose sa puissance ; l’étranger en a le pressentiment, et ses coreligionnaires sont fascinés par sa force morale. On dit souvent qu’il n’y a qu’un chef dans la ville, c’est Brigham Yolmg. D’une grande égalité d’humeur, il est froid ou plutôt sérieux dans ses paroles, de même que sa figure est pâle ; mais il est loin d’être morose ou méthodiste ; à l’occasion, il manie habilement le sarcasme et dit sa façon de penser dans un langage que nul n’oublie.

Sa véhémence à l’égard des coupables est telle, qu’il a su faire de ses reproches la punition du vol d’un cheval ou d’une vache et remplacer la peine de mort par l’effroi qu’ils inspirent.

Profond observateur, doué d’un esprit pénétrant, d’une mémoire excellente d’un jugement droit, il arrive à l’in-