Page:Le Tour du monde - 06.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’horizon, s’élève Mountain-Point, une série de terrasses qui forme l’écluse par où s’écoule le Jourdain et sépare du lac Salé le réservoir d’eau douce qui l’alimente, le lac Utah, nouvelle Tibériade de cette autre mer Morte.

Au-dessus des forêts et des crêtes, parmi les pics, s’élèvent les Deux-Jumeaux, qui, les plus grands de toute la chaîne, sont les premiers à se poudrer de la neige d’automne. Quand sur le fond obscur des nuages, ces piles colossales, formées de strates dressées, aux dentelures puissantes, aux flancs noirs, aux fronts sourcilleux, découpent leur tête chauve où s’arrête le dernier rayon du soleil couchant, la sublimité arrive à cette phase où le sentiment de l’infini domine tous les autres. Il est rare même, par le ciel le plus pur, que les Jumeaux n’aient pas au front quelques nuages moutonnants, qui ne se dissipent que pour se reformer en quelques minutes.

Nos regards se portent maintenant sur la terrasse qui est au pied de la montagne ; le sol en est pauvre, l’herbe y est clair-semée ; il laisse apparaître par place une blancheur suspecte, émaillée de quelques fleurs sauvages et où se remarque principalement une salsolée qui ressemble à la perce-pierre. En maint endroit on aperçoit des chapelets d’espaces dénudés, pareils à l’aire abandonnée d’une tente : ce sont des fourmilières sur lesquelles des essaims de travailleurs, couleur gingembre, transportent le sable qui forme partout le sous-sol de la vallée.

Cette terrasse orientale qui porte à la partie inférieure de son versant la métropole mormonne, peut être suivie des yeux jusqu’à vingt milles de distance ; elle en a huit de largeur moyenne.

Après nous y être avancés d’un mille et demi environ, nous découvrons la cité qui se découvre lentement. Elle apparaît, comme on peut le croire, sous un jour tout particulier à des yeux qui n’ont vu depuis trois semaines que des loges de sauvages, des ranchs, des bouges infects, des prairies et des montagnes.

À deux milles au nord des établissements, qu’il domine de cent vingt mètres, s’élève un pic, le mont de l’Enseigne, détaché d’une rampe qui, se dirigeant à l’ouest, abrite le nord-est de la vallée. Sur ce gros orteil de la chaîne des Wasateh, ainsi que l’appelle un écrivain local, l’esprit du prophète se manifesta à son successeur et lui indiqua l’endroit où le nouveau temple devait faire oublier aux saints la perte de Nauvoo la Belle[1].


III

La cite des Saints. — Rues et monuments.

La cité, dont la largeur est d’environ deux milles, se déploie sur la rive droite du Jourdain, qui la limite au couchant. Elle est située à douze ou quinze milles de la chaîne occidentale, à huit ou neuf de la pointe la plus rapprochée du lac Salé, distance respectueuse qui n’est pas le moindre de ses mérites, et à dix milles de l’embouchure du fleuve. Assise à la partie supérieure d’un léger versant, qui, placé à la base des Wasateh, en est la dernière marche, elle ne se trouve pas néanmoins au pied de la berge terreuse de la vallée, d’où il résulte qu’elle jouit d’une double pente qui lui amène les eaux du nord et qui de l’est à l’ouest conduit au Jourdain celles qui n’ont pas été absorbées.

À mesure que nous approchons, la ville se montre peu à peu comme un plan qu’on déroule et finit par se déployer entièrement. L’aspect en a tout d’abord quelque chose d’oriental, et me rappelle, sur quelque point, la moderne Athènes, moins toutefois l’Acropole. Excepté la maison du prophète, aucun édifice n’est blanchi ; la matière employée, l’épaisse adobe ou brique, cuite au soleil et commune à tout l’Orient, est d’un gris bleuâtre, qui, rendu plus foncé par l’atmosphère, se confond avec les bardeaux de la toiture. Les nombreux jardins, — chaque émigrant recevait à l’origine un terrain d’une acre et demie carrée, ou, quand il habitait extra-muros, de cinq à dix acres, suivant la distance ; — les bordures et les massifs de peupliers amers, de caroubiers, d’acacias, les pommiers, les pêchers, les vignes, que tout cela nous paraît charmant après la stérilité du désert ! Enfin, les champs de mais aux longs épis, les panaches du sorgho à sucre, augmentent l’illusion et feraient croire à une colonie asiatique plutôt qu’à un établissement américain.

De plus près, cependant, la différence devient sensible ; les fermes entourées de meules et de bétail me font souvenir de l’Angleterre ; d’ailleurs les dômes, les minarets, voire les clochers et les églises, manquent totalement, ce dont je suis fort peu surpris. La seule construction qui frappe nos regards appartient au prophète actuel ; les regards rencontrent ensuite la Court-house, ou salle d’audience, ornée d’une coupole moscovite plaquée d’étain ; l’Arsenal, qui, pareil à une grange, est situé au-dessous du pic de l’Enseigne, et une scierie, construite en dehors de la ville, du côté du sud.

Nous remarquons sur notre passage une ancienne tranchée, d’où l’on extrait les matériaux qui forment les remparts de la nouvelle Sion : un mur composé de terre d’argile et de cailloux, d’une longueur de six milles, ayant trois mètres soixante de haut, un mètre quatre-vingts de large à la base et quatre-vingts centimètres au faîte, avec embrasure à un mètre cinquante au-dessus du sol, et demi-bastion à chaque demi-portée de mousquet. C’est en 1853 que cette muraille fut jugée nécessaire pour protéger la ville contre les Lamanites, vulgairement nommés les Yutas. D’après les Gentils (on nomme ainsi ceux des habitants qui ne sont pas Mormons), cette érection n’aurait eu lieu que pour fournir de l’ouvrage au peuple dont la foi menaçait de se mettre en grève. Au lieu de cette œuvre folle, on aurait pu, disent-ils, avec le même travail irriguer des milliers d’acres de terre. Quant aux anti-Mormons, ils voient dans cette muraille des intentions traîtresses.

Je dois avertir le lecteur qu’il y a toujours dans la ville du lac Salé trois appréciations et trois versions totalement différentes de tous les faits qui se produisent : celles des Saints, qui ne voient jamais qu’un seul côté des choses ; celles des Gentils ou indifférents, qui parfois sont

  1. Voyez plus loin, page 390.