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trouve son mari plongé dans la lecture des Ruines, de Volney ; il ferme son livre (une traduction) et nous causons de l’Angleterre et du Far-West jusqu’au moment de nous endormir. Un tiers place un mot par hasard, et me frappe singulièrement l’oreille en faisant précéder le nom du fondateur du christianisme du titre de monsieur, le kyrios de l’ouest qui accompagne invariablement le nom de Joseph Smith. Ce tiers nous dit que la mission du prophète actuel est bien plus en avant (a head) que celle de M. Smith, dont la doctrine, par parenthèse, n’est que le strict mormonisme.

Nous partons à huit heures et quart. Après avoir franchi à gué la rivière de l’ours, — on ne voit que des tombes, un vrai cimetière, — nous traversons un terrain inégal et pierreux, d’où nous passons dans un fourré en pente. On nous fait remarquer a droite, sur une crête rocheuse, un stonehenge[1] colossal ; des poudingues perpendiculaires quelque peu lancéolés, formant une couronne gigantesque et justifiant assez bien le nom de Rochers-Aiguilles[2] qui leur a été donné.

Les géraniums et les saules prospèrent au bord de la crique d’Egan, malgré les six pieds de neige qui parfois couvrent la vallée. Nous traversons la crique Jaune, où vient tomber la précédente ; elle se dirige vers le nord-est, et de même que tous les cours d’eau que nous avons passés depuis quelque temps, elle alimente la rivière de l’Ours. Le fond qu’elle parcourt, une belle et bonne prairie, est souvent choisi pour lieu de campement, ainsi que le prouvent les nombreux foyers qu’on y aperçoit.

Après la rivière, nous franchissons Yablon-creek-Kill, rampe abrupte, qui sépare le versant du Bear-River incliné à l’est, de celui du Weber qui se dirige à l’occident. On pourrait éviter l’escalade ; mais, du sommet, on embrasse un magnifique panorama : derrière nous sont les montagnes de Bridger, veinées d’argent sur fond d’azur ; plus près, les rochers, les cônes, les rampes, les mamelons s’éparpillent, se croisent, s’entassent dans un pêle-mêle chaotique d’un admirable effet, que déchirent des gorges hérissées d’arbres verts, des ravins profonds où coulent des ruisseaux. En face de nous, l’œil plonge sur la grande ligne rouge et brillante d’Écho-cañon, et s’arrête avec étonnement sur ce trait grandiose et d’un aspect nouveau ; des pics écimés ou déchiquetés sont séparés par de noirs abîmes, et ont pour base des amas de rochers, des quartiers de montagnes, formant les blocs gigantesques de cette muraille disjointe. À droite, à huit cents mètres au nord de la route, près de la tête du cañon, est un endroit qui ajoute à l’intérêt de ce tableau, en y rattachant le souvenir de l’homme : c’est un antre profond, nommé Cache-Cave, où maints chasseurs, maints coureurs des bois ont cherché un asile contre la furie des éléments et contre la vengeance des Indiens, plus cruelle que la tempête. Suivant toute apparence, les murs de cette caverne sont composés de craie terreuse et de marne, dont le rouge ocreux du ravin fait ressortir la blancheur.


II

Le cañon ou défilé de l’Écho.

Le cañon de l’Écho se dirige au sud-est pour aller rejoindre le Weber, et n’a pas moins de vingt-cinq à trente milles de longueur totale ; à son ouverture il peut avoir de huit à douze cents mètres de largeur ; mais il est tellement irrégulier qu’on ne saurait dire quelle est sa largeur moyenne. La paroi septentrionale, celle qui est à notre droite, a depuis quatre-vingt-dix mètres jusqu’à cent cinquante de hauteur ; elle est dénudée par l’écoulement des eaux, et par les orages qui la fouettent sous l’influence des vents du sud. Les strates qui la composent sont presque horizontales ; elles s’inclinent de 45° et se dirigent du sud-ouest au nord-est. Le flanc gauche, formé d’un massif de montagnes arrondies, ou de pentes rocheuses couvertes de terre, et protégées contre le vent et les averses, est parsemé de touffes d’herbe. Entre ces deux remparts bouillonne un cours d’eau transparent et rapide, qui tantôt presse le côté droit, tantôt le côté opposé de la gorge ; il s’est creusé un lit profond, dont les berges d’une terre d’alluvion compacte ont souvent une hauteur de sept mètres ; ailleurs c’est la nature qui s’est chargée de l’endiguer ; et ses bords, partout du vert le plus éclatant, sont chargés de gramens, d’orties, de bouquets de saules, drapés de houblon, de trembles et d’autres grands arbres. Je ne vois qu’un défaut à cette gorge exceptionnelle : sa sublimité doit faire paraître insignifiants tous les traits du même genre que l’on verra plus tard.

Nous pénétrons dans le cañon avec un certain saisissement ; nos mules de tête sont attelées pour la première fois, et leur humeur est d’une rétivité sauvage ; nous avons réclamé contre cette expérience dont nos pauvres corps pouvaient avoir à payer les frais ; mais on s’est contenté de nous répondre qu’il fallait bien que ces bêtes fussent attelées un jour ou l’autre. Malgré cela il nous est impossible de ne pas admirer le pittoresque merveilleux de cette nature, qui par endroits semble avoir subi un récent cataclysme. La rouge muraille, qui s’élève à notre droite, est percée d’une foule de petits cañons qui la divisent, et apportent leur tribut au cours d’eau principal ; à son tour, chacune de ces divisions est mordue, hachée par le vent et la pluie qui en émiettent les parties molles et en dénudent la charpente formée d’un agglomérat argileux. La couleur varie çà et là du blanc et du vert au jaune ; mais l’ensemble est d’un rouge mat que les rayons obliques du soleil transforment jusqu’à la ligne bleue du ciel en un ton brillant, d’un paille doré. Tout concourt à faire ressortir les détails de cette curieuse architecture, prismes saillants, pyramides et pagodes, piliers, tourelles, portiques, façades, colonnes, piédestaux et corniches, tout ce que la fantaisie peut rêver, deux murailles, une double

  1. Nom emprunté à l’ancien monument druidique situé dans la plaine de Salisbury, et formé de quatre rangs de pierres levées, disposées en cercle.
  2. Needles Rocks.