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sortissent de son corps et qu’il eût plus de dix côtes brisées, il eut encore la force de chercher à saisir les cornes du taureau ; mais, lancé en l’air à plusieurs reprises, il ne tarda pas à rester inanimé sur la place. La course ne fut interrompue qu’un instant, et Pedro Romero fut chargé de tuer le taureau à sa place.

Le cinquième taureau, le Sevillano, fut tué sans incidents particuliers ; ensuite vint le Judio, le juif, qui était un taureau sauteur, de ceux qu’on appelle de muchas piernas, ce qui signifie mot à mot, de beaucoup de jambes ; plusieurs fois il essaya inutilement de franchir la barrière, mais il y réussit enfin, et sauta d’un seul bond par-dessus les tableros ; tous ceux qui se trouvaient dans la valla, ou couloir intérieur, s’empressèrent de sauter dans l’arène ou de grimper vers les gradins. Le taureau, resté seul dans le couloir, s’y promena quelque temps, accompagné de nombreux coups de canne que lui portaient de leur place les spectateurs des delanteras ; mais il ne tarda pas à rentrer dans l’arène par une des portes qu’on venait d’ouvrir et qui se referma aussitôt sur lui.

Goya, dont la pointe a reproduit la plupart des incidents de la tauromachie, a représenté un taureau sauteur, qui, après avoir franchi la barrière, est arrivé jusque sur les tendidos garnis de spectateurs : plusieurs sont déjà étendus morts à ses pieds, d’autres prennent la fuite, épouvantés ; au milieu de cette scène de carnage se tient le taureau, portant embroché sur ses deux cornes le corps inanimé de l’alcade de Torrejon. Une autre planche de Goya rappelle le tour de force que nous vîmes faire au Gordito, c’est celle qui a pour titre : Témérité de Martincho dans le cirque de Saragosse. Cet espada, assis sur une chaise, et les pieds retenus par des entraves de fer, est armé, au lieu de banderilles, d’une épée qu’il saura plonger dans l’épaule du taureau, en évitant, malgré ses entraves, le choc de l’animal.

Le septième taureau, le Perdigon, venait d’être tué, non sans peine, car il s’était vigoureusement défendu, malgré le nom pacifique de Perdreau qu’on lui avait donné. Quant au huitième et dernier, il avait nom Zapatero, le savetier. Le Gordito termina dignement sa tâche en exécutant par-dessus son dos le salto de la garrocha, ou salto trascuerno, saut qui s’exécute au moyen d’une longue perche, exactement comme s’il s’agissait de franchir un fossé ; Calderon venait déjà d’enlever du bout de sa pique la divisa du Zapatero, et quand retentit le signal de la mort, le public demanda au Tato de le descabellar. La suerte de descabellar consiste à piquer le cervelet de la pointe de l’épée au moment où le taureau baisse la tête ; il meurt alors comme s’il était frappé par la main du cachetero. Cucharès, qui excellait dans cette suerte, l’a apprise au Tato, son gendre ; celui-ci voulut montrer qu’il avait profité des leçons du célèbre espada, et le taureau foudroyé tomba à genoux devant son vainqueur.

La course était terminée : en un instant l’arène fut envahie par les gens du peuple, qui s’empressèrent d’aller toucher le taureau de la main ; puis la foule s’écoula peu à peu, chacun appréciant à sa manière les divers incidents de la journée.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner le côté moral des courses de taureaux ; il est certain qu’elles sont très-attaquables à un point de vue très-digne de considération. La Société protectrice des animaux flétrirait assurément la manière cruelle dont des chevaux inoffensifs sont voués à la mort, et il n’est pas d’étranger qui ne soit saisi de dégoût à la vue d’une semblable boucherie ; nous avons vu des personnes qui finissaient par prendre plus d’intérêt au sort de ces malheureux chevaux qu’à celui des toreros eux-mêmes. Il existe en Espagne un parti assez nombreux contre les corridas ; cependant ce divertissement, dont il n’est pas facile de nier la barbarie, fait tellement partie des mœurs nationales, qu’il y a lieu de douter qu’il disparaisse de sitôt.

Il est très-probable que dans cent ans on écrira encore contre les combats de taureaux, et qu’il y aura encore des toreros[1].

Ch. Davillier.

(La suite du voyage à un autre volume.)



  1. Un écrivain français d’un très-grand mérite a défendu et loué les combats de taureaux en Espagne. Voici un passage de cette apologie ou nos lecteurs ne verront, j’espère, qu’un ingénieux paradoxe :

    « … La guerre cesse ; le taureau épuisé se retire ; le cirque vomit la foule par ses trente bouches ; l’ombre oblique envahit la scène ; la nuit est arrivée.

    « Je reste seul cloué à mon banc, tous mes membres sont brisés par la fièvre. Ce mélange de meurtre, de grâce, d’enchantement, de danse, me laisse dans l’accablement et la stupeur. Je vois encore ce sang, ces sourires, ces horribles blessures, ces odieuses agonies,… j’entends ces mugissements et ces rêves ! je passe du cercle des centaures du Dante au ciel du Coran. Jamais songe ne m’a porté si rapidement aux deux extrémités de l’infini.

    « Ce matin, je ne comprenais pas que les yeux des femmes espagnoles pussent s’arrêter sur cette arène ; en ce moment, il me semble qu’il n’est pas une héroïne de Calderon, de Lope de Vega, de Rojas, qui n’ait assisté, au moins une fois, à une corrida de novillos. C’est dans cet amusement qu’elles ont trempé de bonne heure leur âme tragique. La Chimène du Cid n’a-t-elle pas une goutte de sang de taureau dans le cœur ? Qui voudrait le jurer après avoir lu les romances ?…

    « Ce spectacle si fortement enraciné dans les mœurs n’est pas un amusement, c’est une institution. Elle tient au fond même de l’esprit de ce peuple. Elle fortifie, elle endurcit, elle ne corrompt pas. Qui sait si les plus fortes qualités du peuple espagnol ne sont pas entretenues par l’émulation des toros, le sang froid, la ténacité, l’héroïsme, le mépris de la mort. Dans les légendes du Nord, Siegfried, pour être invincible, se baigne dans le sang du monstre.

    « Ni le souffle du midi, ni la galanterie des Maures, ni le régime monacal n’ont pu amollir l’Espagne, depuis qu’elle reçoit l’éducation du centaure. De combien de jeux dissolus ces jeux robustes ne l’ont-ils pas préservée ? toujours le taureau a combattu avec elle. Ornez son front d’une devise d’argent et d’or ; il a vaincu Mahomet, Philippe II, Napoléon ! »

    (Edgar Quinet, Mes vacances en Espagne.)