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frapper les naseaux à coups de bâton pour voir s’il pouvait être utilisé ; quand l’animal était trop malade, ils s’empressaient d’ôter la selle et la bride, ainsi que le mouchoir rouge qui couvrait l’œil droit ; d’autres parcouraient l’arène, tenant de petites corbeilles pleines de sable et en semant quelques poignées sur les mares de sang, précaution sans laquelle les toreros seraient exposés à glisser.

Deux trompettes accompagnés d’un roulement de timbales, tamboriles, sonnèrent quelques notes d’une fanfare aigre et fausse pour annoncer que la tâche des picadores était finie, et que celle des banderilleros allait commencer. On les vit aussitôt accourir d’un pas leste, agitant en l’air leurs banderilles pour exciter le taureau et l’attirer de leur côté.

Les banderilles, qu’on appelle aussi palillos, zarcillos ou rehiletes, sont de petits morceaux de bois de la grosseur d’un pouce, longs de soixante centimètres environ et enjolivés dans toute leur longueur de papier de différentes couleurs, frisé et découpé ; à une extrémité est fixé un dard de fer de quelques centimètres, qui ressemble exactement à la pointe d’un hameçon : les banderilleros doivent piquer dans les épaules du taureau ces espèces de flèches qui, une fois entrées dans la peau, y restent solidement fixées : il s’agit de rendre plus furieux, sans le blesser, l’animal déjà excité par sa lutte avec les picadores. Les banderilles sont piquées par paire, une de chaque côté de l’épaule : c’est une des opérations les plus difficiles, qui exige à la fois beaucoup d’agilité et de sang-froid, car il faut lever les deux bras à la fois par-dessus les cornes du taureau, de manière à les toucher presque ; la moindre hésitation, le moindre faux pas peut exposer le banderillero à un très-grand danger. Il arrive quelquefois qu’un banderillero remplit en même temps le rôle de media espada, c’est-à-dire demi-épée, ou espada en sous-ordre. On cite un torero qui remplit un jour, dans la même course, le triple rôle de picador, de banderillero et d’espada.

L’espada. — Dessin de G. Doré.

Le taureau, provoqué par le Gordito, ne se fit pas attendre et fondit sur lui comme l’éclair ; le torero fit un pas de côté en battant un entrechat et l’animal continua sa course, secouant les deux banderilles qui venaient d’être piquées sur ses épaules. Un second banderillero ne tarda pas à en ajouter deux autres, qui mirent l’animal au comble de la fureur : l’effet produit par ces petites flèches est tellement irritant et agace tellement les taureaux, qu’il a donné lieu à la locution populaire poner banderillas, mettre des banderilles à quelqu’un lorsqu’on veut parler d’une personne qu’on taquine ou à qui on adresse des paroles satiriques.

Bientôt nous entendîmes dire autour de nous que le Gordito allait poser des banderillas de á cuarta. La cuarta est le quart de la vara, qui a un peu moins d’un mètre ; les banderilles de á cuarta ont donc moins de vingt-cinq centimètres de longueur, ce qui augmente considérablement le danger, comme il est facile de le comprendre, puisqu’en les posant, les mains du banderillero doivent effleurer les cornes du taureau. Ce tour de force qu’on ne voit exécuter que très-rarement, fut exécuté de la manière la plus habile et très-chaleureusement applaudi.

Le Gordito est aujourd’hui le banderillero le plus renommé de l’Espagne ; sa hardiesse et son agilité vraiment extraordinaires contrastent singulièrement avec son embonpoint, qui lui a valu le nom de Gordito, littéra-