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s’arrêta court, en s’embossant dans sa cape, avec une grâce parfaite ; le taureau étant revenu sur lui, il recommença plusieurs fois ces manœuvres de cape, tout en se jouant de sa poursuite, et, de l’air le plus dégagé, laissant les cornes effleurer son vêtement sans jamais l’atteindre.

Pendant ce temps-là, les spectateurs s’étaient levés comme par un mouvement électrique en voyant les chulos emporter dans leurs bras Calderon évanoui. Quand ils passèrent devant nous dans la valla, nous aperçûmes avec effroi une large blessure qui s’ouvrait sur le front ensanglanté du picador : no es nada, ce n’est rien, dirent les chulos à qui on demandait si la blessure était grave, et ils se dirigèrent vers l’infirmerie.

Calderon venait de courir un grand danger, et il aurait pu être tué sur la place si le Tato n’était venu si à propos détourner le taureau : délivrer ainsi un torero s’appelle en langage du métier faire un quite ; heureux les picadors quand l’amo, le maître, comme on appelle le chef de la quadrilla, vient ainsi à leur secours. Un bel exemple de quite est rapporté dans une lettre d’un picador, nommé Manuel Jimenez, qu’un aficionado a conservée. « Ce soir, écrit-il, j’ai bien failli mourir d’un coup de corne, et si je suis encore vivant, c’est grâce au courage et à l’adresse de Pedro Romero ; le troisième taureau m’a mis dans une position des plus critiques ; c’était un animal de haute taille et de beaucoup de sang-froid ; aussitôt que je le citai, il me chargea, et je le piquai à l’épaule ; quand il sentit le fer, sa fureur augmenta, il fonça de nouveau sur mon cheval, me désarçonna et je tombai tout de mon long, entièrement à découvert. Romero se trouvait à quelques pas, sa cape à la main. Le taureau me fixa, mais sans me charger, et de temps en temps il fixait aussi Romero, qui agitait en vain sa cape pour l’attirer vers lui ; cette disposition de l’animal était fatale et ma vie courait un danger imminent, car ma chute avait été si violente, que je ne pouvais me retirer qu’à pas lents ; j’étais plein d’angoisses, quand j’entends Romero qui me dit : « Père Manuel, relevez-vous et ne craignez rien ; » j’obéis, et je parvins, non sans peine, à atteindre la barrière : alors il se retira lentement en marchant à reculons, et le taureau me quittant enfin pour le poursuivre, je fus sauvé. »

Une autre fois, le picador Carmona venait d’être renversé par un taureau des plus durs ; étourdi par sa chute, il ne fit pas attention, en se relevant, à la position où il se trouvait par rapport au taureau une fois sur pied,

il s’aperçut avec effroi qu’il était très-exposé, étant placé entre le taureau et la cape de Romero ; celui-ci, au moment où l’animal furieux fonça sur le picador, ne vit pour lui qu’une chance de salut : d’un geste plus prompt que la pensée, il le poussa violemment et l’étendit à terre, en même temps il fit rapidement passer la cape de sa main droite dans sa gauche, en sorte que le taureau ne rencontra qu’un morceau d’étoffe. Carmona, s’étant relevé, se jeta dans les bras de Romero en l’appelant son sauveur.

La pose des banderillas. — Dessin de G. Doré.

On voit par ces deux exemples que le métier de picador est parfois assez dangereux ; il l’est moins encore, cependant, que celui de l’espada, qui se trouve entièrement à découvert pour tuer le taureau, tandis que le cavalier est ordinairement garanti par le corps de son cheval.

Un des reservas, picador de réserve, venait d’entrer dans l’arène, en remplacement de Calderon, qui s’était inituzilado, c’est-à-dire rendu inutile ; son cheval ne tarda pas à partager le sort des autres ; cependant il ne fut pas tué roide : la corne avait pénétré sous le ventre, et de la large blessure qu’elle venait d’ouvrir, nous vîmes sortir un énorme paquet d’intestins qui restèrent un instant suspendus entre ses jambes et ne tardèrent pas à traîner jusqu’à terre, de sorte que le pauvre cheval s’embarrassait les pieds dans ses propres entrailles. Le picador redoubla des éperons, mais la malheureuse bête ne marchait pas assez vite, et un muchacho vint la tirer par la bride pendant qu’un autre la frappait à coups redoublés de son bâton. Les cris : Fuera ! fuera ! (dehors) et otro caballo ! (un autre cheval) retentirent de toutes parts ; ce n’était pas qu’on eût la moindre pitié pour l’agonie de la pauvre rosse ; le public des taureaux est blasé sur le spectacle de toutes ces souffrances ; on demandait un autre cheval tout simplement parce que celui-ci avait à peine la force de porter son cavalier, et que le service de la place était mal fait. Heureusement le taureau vint mettre fin à cette scène dégoûtante en renversant du premier choc une victime à moitié morte, et en l’achevant d’un seul coup.

C’était le troisième cheval tué depuis peu d’instants ; deux autres périrent bientôt sous les cornes du terrible Morito, sans compter les trois qu’il blessa. La course commençait bien : cinq chevaux tués et trois blessés, vingt-cinq coups de pique (puyazos), huit chutes de picadores, sans parler de Calderon mis hors de combat, tel était le résultat des cinq premières minutes ; aussitôt qu’un cheval était tombé, les muchachos venaient lui