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Calderon le picador était à son poste réglementaire, c’est-à-dire à huit ou neuf pas à gauche de la porte et à deux pas de la barrière ; déjà il avait assuré sur l’œil de son cheval le foulard rouge destiné à l’empêcher de voir venir le taureau, et avait solidement fixé à son pouce le doitier de peau qui empêche la lance de glisser. La bête farouche, qui sortait de l’obscurité, hésita quelques secondes, éblouie par le soleil et par la foule, puis fondit tête baissée sur Calderon. La pique, passée sous le bras nerveux du picador et retenue par un poignet d’acier, arrêta un instant le taureau en le frappant à l’épaule, et un long filet rougeâtre se dessina sur son flanc d’ébène ; mais le fer auquel un bourrelet d’étoupe ne laisse que quelques centimètres de saillie, n’avait fait qu’entamer la peau. L’animal ayant fait un mouvement de côté, la pointe glissa en ne lui faisant qu’une légère blessure, et on vit une de ses cornes s’enfoncer presque entière dans le poitrail du cheval, d’où le sang jaillit à flots. Le pauvre animal se cabra, puis bientôt commença à chanceler ; le picador lui laboura les flancs de ses éperons pour s’assurer s’il lui restait encore quelques minutes à vivre ; mais le cheval s’affaissa après avoir fait trois ou quatre pas en boitant, et le cavalier, sans faire la moindre attention à cet incident, cria aux muchachos de lui amener un autre cheval. Embarrassé par ses jambarts, il se dirigea d’un pas lourd vers sa nouvelle monture, tandis que l’autre, gisant à terre au milieu d’une mare de sang, ne donnait plus signe de vie qu’en agitant par quelques saccades convulsives la queue et les jambes.

Pendant ce temps, le taureau avait repris sa course vers l’autre extrémité de l’arène, et se ruait sur Pinto, surnommé el bravo, le second picador, qui le recevait avec un bon coup de pique dans l’épaule. Le bois plia un instant sous le choc, mais il avait été si impétueux que le cavalier désarçonné alla rouler à terre, et que le cheval retomba lourdement sur lui. On dit que la vue du sang excite les taureaux : c’est un fait que nous avons remarqué ; mais ce qui est singulier, c’est que l’animal furieux, ne sachant pas distinguer son véritable ennemi, exhale presque toujours sa rage sur les malheureux chevaux, au lieu de s’attaquer aux picadores démontés. Pendant que deux chulos soulevant Pinto par les épaules essayaient de le dégager et de le remettre sur ses jambes, d’autres faisaient flotter leurs capas devant le taureau pour détourner son attention du cheval mourant, dont il labourait le flanc de ses deux cornes. Il abandonna enfin sa victime et se mit à poursuivre un des chulos, qui prit sa course en faisant des crochets et en laissant traîner derrière lui sa capa ; mais, se sentant serré de très-près, il ne tarda pas à l’abandonner et disparut en sautant d’un seul bond par-dessus le tableros ; le taureau s’arrêta comme surpris de voir son ennemi lui échapper, et tournant sa fureur contre la barrière de planches, il l’ébranla en y laissant l’empreinte de ses cornes.

Les exploits du Morito, c’était le nom du premier taureau, avaient provoqué des salves d’applaudissements ; en moins d’une minute il avait désarçonné deux picadores et tué deux chevaux ; les cris : Bravo, toro ! bravo, toro ! étaient répetés par des milliers de voix ; on applaudit ou on siffle un taureau, exactement comme on ferait pour un acteur ; les picadores eurent aussi leur part de bravos, car ils avaient vaillamment fait leur devoir, et les suerta de pica n’avaient pas été moins brillantes que les cogidas ; on entend par suerte, tout acte offensif ou défensif de torero, et par cogida, toute attaque du taureau ; lorsqu’un torero est atteint d’un coup de corne, on dit qu’il est enganchado.

Le Morito était un taureau courageux, bayente et duro, c’est-à-dire franc et n’hésitant pas à attaquer ; dès le matin, lors de l’apartado, nous l’avions remarqué à cause de ses proportions parfaites ; des chulos qui se trouvaient-là nous l’avaient signalé comme cornabierto, aux cornes écartées, et nous avaient assuré qu’il ne craindrait pas le costigo, le châtiment, ainsi que disent les gens du métier. Calderon, qui avait une chute à venger, voulut montrer à ses nombreux admirateurs qu’il ne craignait pas ce terrible adversaire. Donc, enfonçant ses éperons dans les flancs de son rocin, il arriva en quelques temps de galop à peu de distance de l’animal farouche, qui s’était arrêté au milieu du cirque, faisant voler le sable sous ses pieds et poussant des beuglements effroyables. C’était d’une extrême témérité. Lorsqu’un picador attaque le taureau, il s’arrange autant que possible pour tomber entre le corps de son cheval, qui lui sert de bouclier, et la cloison de bois, qui le garantit du côté opposé ; or, lorsqu’il tombe désarçonné au milieu de l’arène, il se trouve exposé de toutes parts aux coups de corne. Le courage de Calderon souleva dans tous les coins du cirque les applaudissements les plus frénétiques. Surexcité par cette ovation, il cita le taureau, c’est-à-dire il l’appela, le provoqua en brandissant sa pique en l’air. L’animal restait immobile. Calderon fit avancer son cheval d’un pas, et par un mouvement rapide, jeta son large chapeau devant le taureau, qui, étonné sans doute d’une telle audace, ne bougea pas davantage : c’est ce qu’on appelle en terme du métier obligar à la fiera, obliger la bête farouche à attaquer. Calderon alla jusqu’à piquer de la pointe de sa lance les naseaux de l’animal ; ce dernier affront mit enfin le taureau en fureur, et il chargea avec tant d’impétuosité, que le cavalier et sa monture allèrent rouler ensemble sur le sable. Les chulos accoururent, leur cape à la main, le Tato à leur tête : ce courageux jeune homme n’abandonne jamais un torero en danger. Quant aux chulos, leur emploi consiste à attirer ou à détourner les taureaux au moyen de leurs capes ; leur qualité la plus essentielle est une grande agilité, comme l’indique leur nom, qui signifie également gracieux et léger. Cependant le cheval s’était relevé, en lançant des ruades furieuses ; Calderon, étourdi par sa chute, n’avait pas eu le temps de se relever, et venait d’être foulé aux pieds en même temps par le cheval et par le taureau ; le Tato, après quelques brillantes suertes de capa, parvint à entraîner l’animal, qui se mit à le poursuivre à outrance ; mais l’espada, faisant un détour subit, se laissa devancer et