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place nette dans l’arène et dans la valla, couloir circulaire qui l’entoure ; les soldats poussaient peu à peu devant eux les retardataires, aux cris du public impatient de voir la course commencer. Le redondel fut enfin évacué, mais non sans peine, car c’était à qui sortirait le dernier ; une musique commença l’air :

Aimes-tu, Marco la belle…,

qui n’a pas cessé d’être en vogue en Espagne, et bientôt commença le défilé, cérémonie qui précède invariablement toutes les corridas. En tête marchaient deux alguaciles, montés sur des chevaux noirs couverts de housses de velours cramoisi ; leur costume, entièrement noir, s’est conservé sans altération tel qu’il était au seizième siècle : chapeau à bords relevés, surmonté d’une épaisse touffe de plumes, fraise blanche empesée, l’ancienne golilla, justaucorps serré par une large ceinture de cuir, petit collet flottant sur les épaules, culotte courte, bas de soie et souliers à boucles.

L’alguacil est un agent de l’autorité qui participe à la fois de l’officier de police et de l’huissier ; il figure en tête de toutes les cérémonies publiques, et accompagne les condamnés à mort pendant leur dernier voyage. Les alguaciles ne jouissent pas d’une très-grande popularité, si nous en jugeons par la formidable décharge de sifflets et d’apostrophes qui salua leur entrée en scène.

Après eux venait la gente de a pié, les gens à pied, qu’on appelle aussi los peones ; on comprend sous ces différents noms les espadas, les banderilleros, et enfin les chulos, appelés aussi quelquefois capcadores. Dès qu’ils parurent, les sifflets se changèrent en bruyants applaudissements ; ils portent un costume d’une grande élégance : la tête est coiffée de la monterilla de velours noir, chargée de chaque côté d’une grappe de pompons de soie ; derrière la nuque, la moña, espèce de chignon de soie noire, est attachée à la coleta, cette petite tresse de cheveux que tous les toreros se laissent pousser. Ce chignon, qui ressemble beaucoup à celui d’une femme, forme un étrange contraste avec une paire d’épais favoris noirs. La veste courte à retroussis et le gilet, chaleco, disparaissent sous une couche de franges et d’agréments de soie qui s’agitent sur les broderies et le paillon ; de chaque côté de la veste s’ouvre une poche d’où sort le coin d’un mouchoir de fine batiste, ordinairement brodé par la main de la querida ; sur un jabot également brodé tombe une mince cravate nouée à la Colin. La culotte courte, qui dessine les formes aussi bien que le ferait un maillot, est toujours de satin bleu, rose, vert ou lilas, toujours des nuances les plus tendres ; la taille est serrée par l’inévitable faja, la ceinture de soie aux tons éclatants ; des bas de soie couleur de chair complètent ce costume, qui ne s’éloigne guère de celui de Figaro. Ces gladiateurs de l’Espagne ressemblent tout à fait à des danseurs. Nous avions peine à croire que des gens si coquettement habillés allaient exposer leur vie et jouer avec le sang, et nous pensions à ce passage de Moratin où il dit que l’art est arrivé à tant de délicatesse qu’il semble qu’on va faire une saignée à une dame, et non tuer d’une estocade un animal aussi redoutable. Le costume des différentes classes de toreros est à peu près le même, seulement celui des espadas se fait remarquer par une très-grande richesse d’ornements ; il n’est pas rare qu’un habillement complet d’espada revienne à plus de mille francs.

Les toreros s’avançaient avec une désinvolture charmante, fièrement drapés dans leur capa, long manteau de couleurs éclatantes au moyen duquel ils détournent le taureau, et qui joue un très-grand rôle dans l’action.

Derrière eux venaient les cinq picadores, solidement campés sur leurs chevaux et coiffés du chapeau de feutre à larges bords, de forme basse et arrondie, surmonté d’une énorme touffe de rubans s’élevant en cône sur le côté ; une veste courte et étroite, surchargée de pompons, de broderies et de paillons, s’ouvre sur la poitrine et laisse voir un gilet non moins orné d’où sort un jabot brodé ; une large ceinture de soie retient un pantalon de cuir jaune sous lequel est cachée une armure ou jambart de tôle, qui rend inoffensifs les nombreux coups de cornes que le picador reçoit sur les jambes. La selle est très-élevée devant et derrière, à la mode arabe ; le cavalier, souvent exposé à être désarçonné, s’y trouve comme emboîté ; les étriers, également à la mode arabe, sont en bois, et le pied y disparaît comme dans une boîte. Quant aux éperons d’une longueur démesurée, ils rappellent ceux qu’on portait au moyen âge, et sont tels qu’il en faut pour galvaniser de malheureux chevaux qui ont à peine le souffle.

Viennent ensuite les deux tiros ou attelages de mules empanachées, couvertes de housses rouges, et faisant résonner de nombreux grelots ; au-dessus de leur tête s’élèvent plusieurs étages de pompons, et des petits drapeaux aux couleurs nationales rouge et jaune flottent au sommet de leur collier. Ces mules sont attelées trois de front à un palonnier ; comme elles sont ordinairement très-rétives, deux muchachos les tiennent par la bride, et un troisième, placé en arrière, soutient le palonnier auquel est fixé un crochet de fer qui sert à enlever de l’arène les taureaux et les chevaux tués. La marche est fermée par la troupe des garçons de service en costume andalou, comparses qui ne sont là que pour faire nombre. Autrefois le cortége s’augmentait de huit ou dix perros de presa, vigoureux molosses retenus en laisse par autant de muchachos, et qu’on lançait sur les taureaux dont la défense était trop molle ; les perros ne sont plus guère employés aujourd’hui : on se sert pour exciter les taureaux trop mous de banderillas de fuego, engins que nous verrons fonctionner tout à l’heure.

Le cortége défila lentement autour de l’arène et alla saluer le senor alcade, président de la place, qui venait d’entrer dans son palco ; puis chacun gagna son poste de combat. D’après le cérémonial, un des alguaciles reçoit du président la clef du toril ; un muchacho s’avança en courant vers l’alguacil qui se trouvait au milieu du redondel et lui tendit son sombrero, dans lequel tomba la clef, ornée d’un gros nœud de rubans. Le peuple attendait ce moment pour huer de nouveau l’alguacil, qui