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forte corde retenue par des montants en fer : cette barrière de corde a fait donner à ces places le nom de delanteras de cuerda ou de barrera ; on les appelle aussi barandillas.

Les noms des différentes places varient beaucoup, suivant les villes ; cependant on appelle ordinairement gradas les degrés qui s’élèvent immédiatement au-dessus des delanteras ; les gradins supérieurs sont appelés teudidos ; ce sont les places à bon marché ; plus haut encore sont les tabloncillos, puis enfin les palcos ou loges couvertes.

Toutes ces places se divisent, suivant qu’elles sont exposées au soleil ou à l’ombre, en asientos de sol et de sombra ; quelquefois même il y a une classe intermédiaire qu’on désigne sous le nom de sol y sombra, c’est-à-dire que pendant une partie de la course on est au soleil, et pendant l’autre à l’ombre. Ces distinctions influent naturellement sur les prix : ainsi les places à l’ombre varient ordinairement entre dix et vingt-quatre réaux, deux francs cinquante centimes et six francs, tandis que celles au soleil ne coûtent guère que moitié.

À Valence, non-seulement la plaza de Toros appartient à l’hospice, mais elle est exploitée directement par ses administrateurs qui, au lieu de la louer à des asentistas, se font eux-mêmes entrepreneurs ; aussi, deux jours avant les courses annoncées, eûmes-nous soin de nous rendre à cet établissement de bienfaisance pour nous assurer les meilleures places, c’est-à-dire des delanteras de barrera. Depuis que nous étions à Valence, attendant avec impatience les courses annoncées, nous avions eu le temps d’étudier à notre aise les dispositions intérieures de la plaza monumentale que l’hospice vient de faire construire ; ce splendide amphithéâtre, d’une architecture excellente, est sans contredit le plus beau de la Péninsule. La cuadrilla, au grand complet, arriva enfin, et descendit à notre hôtel, la fonda de la Esperanza, ce qui nous permit d’examiner de près ces fameux toreros que nous devions voir à l’œuvre le lendemain. Disons en passant que par toreros on entend indistinctement tous ceux qui prennent part aux combats de taureaux ; quant aux mots torcador et matador, qui riment à merveille, et font on ne peut mieux comme titres d’opéras-comiques, ils ne sont nullement usités en Espagne.

Le torero est presque toujours Andalous ; celui qui ne l’est pas ne tarde pas à le devenir au contact de ses camarades ; l’Andalousie est la terre classique de la tauromachie, et les toreros portent toujours hors de la plaza le costume de cette province, le sombrero calañes, chapeau aux bords retroussés qu’on a tant parodié chez nous dans ces derniers temps ; le marselles, veste courte aux riches broderies, et la faja, large ceinture de soie ; en hiver ils y ajoutent le capote, manteau de drap doublé de velours grenat. N’oublions pas, comme signe caractéristique, la coleta, petite tresse de cheveux de la longueur et de la grosseur du doigt tombant sur la nuque, et que les toreros laissent pousser pour y attacher la moña, espèce de chignon de soie noire qui fait partie de leur costume de combat, ainsi que le jabot plissé qui orne toujours leur poitrine.

Les toreros, constamment appelés d’une ville à une autre, ont une existence des plus nomades ; ce sont des gens de joyeuse vie, amis du faste et de la fantaisie, de rumbo y de trueno, comme ils disent ; buvant du meilleur xerez et fumant des puros de la vuelta de Abajo, ils dépensent facilement et au jour le jour un argent qui est quelquefois le prix de leur sang.

Le grand jour de la corrida arriva enfin : c’était un dimanche, la fête promettait d’être splendide. La cuadrilla réunissait les premiers sujets de l’Espagne : Antonio Sanchez, si connu sous le nom du Tato, la meilleure épée du jour ; Calderon, un picador vaillant comme le Cid, et le Gordito, un banderillero dont l’adresse égale la témérité.

Une ville espagnole présente un jour de course un spectacle des plus curieux ; une animation extraordinaire contraste avec le calme des autres jours ; nous ne rencontrions que gens qui allaient et venaient : les uns cherchaient leurs amis pour se réunir par groupes ; d’autres, les retardataires, se dirigeaient en foule vers l’hospice pour y prendre leurs billets ; toute la ville était en liesse. Derrière les grands rideaux de toile rayée, on entendait le bourdonnement sourd des guitares ou le grincement métallique des citaras ; les paysans arrivaient en troupes serrées, les uns à pied, les autres sur leurs petits chevaux noirs couverts de la mante rayée en guise de selle. La huerta tout entière avait envahi Valence en costume de gala, les brunes labradoras avaient mis leurs plus beaux bijoux. Depuis le matin les plus splendides modèles défilaient devant nous ; Doré les dévorait des yeux et en était ébloui ; nous ne suffisions pas à tailler ses crayons. Tout à coup, à l’angle d’une rue, apparut un picador en grand costume, fièrement campé sur son cheval : « C’est Calderon ! » nous dit un de nos amis, un Valencien pur sang, aficionado consommé, qui se rendait avec nous à la course. La foule se rua vers le picador en poussant des cris de : Ole ! señor Calderon ! Les chapeaux volaient en l’air, c’était à qui l’approcherait de plus près et le toucherait de la main ; bientôt il fut rejoint par les quatre autres picadores ; la foule enthousiaste augmentait à chaque instant, et devint bientôt si serrée qu’ils furent obligés de marcher l’un devant l’autre. Peu après la masse imposante de l’amphithéâtre se dessina, éclairée par un soleil éblouissant ; nous suivîmes le torrent, et au bout de cinq minutes nous étions installés aux places du premier rang, impatients d’assister au drame qui allait se jouer devant nous.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)