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chemin une multitude d’hommes à cheval, beaucoup d’entre eux avec des lances à la main, cheminant tous en troupe serrée, et en grande hâte. Ceux qui se trouvaient avec don Quichotte ne les eurent pas plus tôt aperçus que, tournant le dos, ils s’écartèrent bien loin du chemin, parce qu’ils comprirent que, s’ils attendaient, il leur pourrait arriver quelque malheur. Don Quichotte seul, d’un cœur intrépide, resta ferme, et Sancho Pança s’abrita derrière la croupe de Rossinante. Arriva la troupe des lanciers, et un d’eux, qui marchait en avant, commença à crier à haute voix à don Quichotte : « Homme du diable ! retire-toi du chemin, car ces taureaux te vont mettre en morceaux.

— Eh ! canaille, répondit don Quichotte, pour moi il n’y a pas de taureaux qui vaillent, fussent-ils des plus braves entre ceux que le Jarama nourrit sur ses rives. Confessez, malandrins, confessez d’une seule voix la vérité de ce que j’ai publié ici, sinon vous êtes en guerre avec moi. »

« Le vaquero n’eut pas le temps de répondre, ni don Quichotte celui de se détourner, quand même il l’eût voulu ; et ainsi le troupeau des taureaux de combat et celui des paisibles cabestros, avec la multitude des vaqueros et autres gens qui les menaient à une ville où, le lendemain, on devait les combattre, tout cela passa sur don Quichotte, sur Sancho, Rossinante et le grison, les jetant tous à terre, et les faisant rouler sur le sol. Sancho resta moulu, don Quichotte épouvanté, le grison assommé et Rossinante fort peu catholique. »

Avant d’arriver au terme de leur voyage, les taureaux s’arrêtent ordinairement dans un endroit peu distant de la ville ; de là, les vaqueros les conduisent rapidement jusqu’à la plaza, la veille de la course. Ce dernier voyage n’est pas non plus sans danger pour les passants et pour les gens du peuple qui, très-avides de tout ce qui touche aux taureaux, se portent en foule à leur passage ; pour ceux qui ne peuvent, faute de quelques réaux, assister à la course, l’encierro est un plaisir et un dédommagement gratis.

Une fois arrivés à la plaza, les taureaux sont enfermés dans le corral (étable) en attendant qu’on procède à l’apartado ; c’est le nom qu’on donne à une opération qui consiste à les faire passer un à un dans une espèce de cellule étroite et obscure qu’on appelle le toril. Le toril est la dernière prison du taureau, prison qu’il ne doit quitter que pour aller au combat, c’est-à-dire à la mort. L’apartado a lieu quelques heures avant la course ; les aficionados et même les aficionadas s’y donnent rendez-vous, comme chez nous les sportsmen dans l’enceinte du pesage ; seulement, c’est un plaisir beaucoup moins dispendieux, puisqu’il ne coûte qu’une modeste peseta, environ un franc.

On introduit les cabestros dans l’enceinte où sont réunis les taureaux, qui, sans doute pour se faire les cornes, s’amusent à échanger de temps en temps quelques horions. L’arrivée des pacifiques cabestros au milieu de la troupe belliqueuse met de suite fin à ces escarmouches ; un des vaqueros appelle un cabestro, une porte s’ouvre pour lui donner passage, et un taureau le suit jusque dans un compartiment où on le laisse seul. Le cabestro est ramené dans l’enceinte, et le même manége se répète autant de fois qu’il y a de taureaux. Au-dessus des divers compartiments ou cellules, règne une espèce de galerie avec balustrade à hauteur d’appui, où viennent aboutir des cordes servant à ouvrir et à refermer les portes de chaque cellule ; les taureaux y sont placés suivant l’ordre qu’ils doivent occuper dans le combat, car chacun d’eux a un nom particulier, tout comme les chevaux de course.

L’opération de l’apartado dure quelquefois assez longtemps, à cause des complications qui surviennent ordinairement. Ainsi, il arrive qu’au moment où le cabestro sort de l’enceinte, deux taureaux, au lieu d’un, se précipitent sur ses pas ; il s’agit alors de faire rétrograder celui qui a devancé son tour ; il arrive encore parfois qu’un taureau entre dans une cellule qui ne lui était pas destinée : il faut alors l’en faire sortir, pour l’obliger à passer dans une autre ; tous ces changements ne s’effectuent pas sans quelques rigoureux coups de pique, administrés par les vaqueros du haut de la galerie, et auxquels les taureaux répondent par des coups de cornes qui font trembler les planches de la cloison. C’est au milieu de ces préparatifs que les aficionados viennent étudier les allures de chaque taureau, et juger de ses dispositions ; nous avons vu des connaisseurs qui se trompaient rarement dans le jugement qu’ils portaient sur chaque animal.

Les courses ont régulièrement lieu à Madrid, tous les lundis, depuis Pâques jusqu’à la Toussaint ; dans les villes de province, on en donne de temps en temps, ordinairement à l’occasion des principales fêtes, mais rarement l’hiver, car le froid fait perdre aux taureaux beaucoup de leur furie ; en outre, le plus grand nombre des spectateurs étant à ciel découvert, ils risqueraient fort d’être gelés sur place sous un climat comme celui de Madrid, où assez souvent le froid est tout aussi vif qu’à Paris. La douceur des hivers dans le royaume de Valence et en Andalousie permet quelquefois d’y donner des courses en cette saison. Ainsi, à Séville, il nous est arrivé d’en voir une très-brillante au mois de décembre.

Il est peu de villes en Espagne qui n’aient leur plaza de toros. Ordinairement ces amphithéâtres appartiennent aux municipalités ou aux hospices, — qui en tirent d’assez bons revenus en les affermant aux asentistas ; l’asentista est exactement ici ce qu’est l’impresario en Italie : il entreprend à ses risques et périls de donner les combats de taureaux, comme l’impresario donne des représentations d’opéras ou de drames. Les frais occasionnés par une corrida sont quelquefois assez considérables : ainsi la plaza de Madrid se loue environ sept mille francs pour une seule course ; les taureaux coûtent fort cher : ceux de certaines ganaderias vont jusqu’à huit cents francs, et quelquefois au delà.

Le nombre des taureaux tués en une seule course varie entre six et huit ; il arrive quelquefois à neuf, quand, à la demande du public, on accorde le toro de