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vie à deux ou trois personnes ; souvent même le nombre des victimes était plus considérable. À Valladolid, en 1512, dans une course donnée à l’occasion des fêtes de la Sainte-Croix, et où parurent seulement quelques taureaux, dix des combattants restèrent morts sur la place. Il dépeint les fêtes d’Aragon comme une barbarie inimitable ; et c’est un fait avéré, ajoute le père jésuite, que dans de pareils exercices il meurt en moyenne, dans toute l’étendue de l’Espagne, deux ou trois cents personnes chaque année.

Sous Charles II l’éclat des courses de taureaux atteignit son apogée ; mais au dix-huitième siècle, sous Philippe V, elles étaient en pleine décadence : la cour du petit-fils de Louis XIV, dominée sans doute par l’influence française, affecta de dédaigner ces spectacles ; ils ne furent cependant jamais abandonnés tout à fait ; le goût finit même par s’en accroître encore avec le temps, à tel point que le gouvernement, obligé de céder à la passion populaire, dut faire construire des plazas de toros dans plusieurs villes du royaume. Seulement, l’art de la tauromachie changea complétement de face : autrefois la noblesse seule figurait activement dans ces fêtes, et il suffisait, pour combattre le taureau, d’un cheval et d’une lance ; vers la fin du siècle dernier on commença à voir les picadores, puis les adroits banderilleros, les agiles chulos, et enfin l’espada, qui combattit le taureau à pied, face à face, sans autres moyens que son épée et sa muleta, petit morceau d’étoffe rouge qu’on appela aussi l’engaño, c’est-à-dire le leurre, la tromperie, parce qu’il est destiné à tromper l’attention du taureau.

Cette manière de combattre face à face fut imaginée par un Andalous, Francisco Romero, de Ronda, qui, le premier, fit du toreo un art véritable et une profession lucrative. Il instruisit son fils Juan dans son art, et celui-ci créa plus tard les cuadrillas régulières de picadores, de banderilleros et de chulos.

Après lui vint Joaquin Rodriguez, si connu en Espagne sous le nom de Costillares, à qui l’on doit l’invention de la plupart des suertes ou coups d’épée usités depuis ; c’est lui qui a élevé l’art à la hauteur actuelle, et les amateurs le considèrent comme le véritable créateur de la tauromachie moderne. Lors de l’apparition de Costillares on connaissait bien quelques coups assez utiles, mais l’espada, n’ayant pas à sa disposition des moyens de défense suffisants, était souvent à la merci de son ennemi. Gostillares régularisa l’emploi de la muleta, au point de dominer complétement les taureaux, et d’arriver à les mettre, suivant l’expression technique, en sazon para la muerte, à point pour recevoir la mort. Autrefois l’espada se bornait à attendre que le taureau se précipitât sur lui et vînt de lui-même s’enferrer sur l’épée ; quant à celui qui devenait aplomado, c’est-à-dire alourdi, ou qui, étant d’un naturel rusé, refusait obstinément d’attaquer, il recevait la mort des mains d’un profane, chargé de le transpercer au moyen d’une longue lance appelée punzon ; quelquefois aussi on lui coupait traîtreusement les jarrets au moyen de la media luna ou demi-lune, croissant de fer emmanché au bout d’une longue perche. C’est pour éviter ces exécutions barbares que ce torero inventa la fameuse suerte de volapiès, sur laquelle nous reviendrons plus tard, et qui, en permettant à l’espada de foncer sur les taureaux qui refuseraient d’avancer, le met à même de venir à bout des animaux les plus difficiles.

Costillares était de Séville ; après avoir longtemps exercé sa profession avec les plus brillants succès, il lui vint à la paume de la main droite une tumeur qui l’empêcha de se servir de son épée ; forcé de renoncer aux applaudissements du public qui l’aimait, et à un art pour lequel il avait une véritable passion, il tomba dans une profonde tristesse qui, augmentant progressivement, ne tarda pas à mettre fin à ses jours.

Pedro Romero, fils de Juan Romero, est encore un des plus fameux espadas dont on ait gardé la mémoire : à une haute taille et à une force herculéenne il joignait une confiance et une sérénité parfaites ; aussi, quoiqu’il fût extrêmement agile, ne le vit-on jamais reculer devant un taureau. Un jour, il donna une preuve de son sang froid dans une circonstance des plus critiques : c’était à la fin d’une course, il venait de tuer le dernier taureau, et déjà la foule commençait à s’écouler ; tout d’un coup il entend ces cris : « Sauve-toi, Romero ! sauve-toi ! » À peine avait-il eu le temps de retourner la tête, qu’il se trouva presque face à face avec un taureau qui venait de s’échapper du toril, par suite de la négligence d’un garçon de place. Sa position était très-dangereuse, et la moindre hésitation devait lui être fatale : s’il fuyait, sa mort était inévitable, car il n’avait pas assez d’avance sur le taureau pour se soustraire à sa poursuite ; sa seule chance de salut était donc d’attendre l’ennemi de pied ferme. C’est ce qu’il fit, et il lui porta une si belle estocade qu’il l’étendit roide mort à ses pieds. Ce fut pour le torero un véritable triomphe, et les mules enlevèrent deux taureaux au lieu d’un, au milieu des applaudissements enthousiastes du public, qui avait assisté plein d’anxiété à ce drame d’une minute.

Romero était très-aimé de ses camarades, qu’il ne manquait jamais de secourir d’une manière efficace au moment du danger, car il avait acquis, à la suite d’une longue pratique, une connaissance extraordinaire des taureaux. C’est à Ronda, sa ville natale, qu’il donna sa dernière course ; ce fut une journée mémorable, dont on conserve encore le souvenir dans le pays. Il est mort en 1839, et on a constaté qu’il a tué dans le cours de sa longue carrière cinq mille six cents taureaux, ce qui est assurément un chiffre assez respectable.

Parmi les espadas modernes, il en est un autre non moins célèbre : c’est José Delgado, plus connu sous le nom de Pepe Illo, le premier torero qui ait publié un traité sur les règles de la tauromachie nouvelle ; quoiqu’il ait été éclipsé depuis par le fameux Montès, tant comme espada que comme auteur didactique, son livre n’est pas moins des plus curieux. Pepe Illo commence par constater avec indignation qu’aucun traité n’a encore été publié sur un art si brillant et si goûté non-seule-