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de se montrer digne de son père sous le rapport de la tauromachie.

Le goût pour les combats de taureaux était devenu général vers le milieu du seizième siècle : il suffit pour en donner une idée de citer une bulle de Pie V, conservée à la Biblioteca nacional de Madrid, par laquelle ce pape (qui venait d’en publier une en faveur de l’Inquisition) fulmine contre les ecclésiastiques et contre les séculiers qui assistaient aux courses de taureaux. Néanmoins il est permis de croire que cette prohibition ne fut pas très-efficace, puisque vers la même époque parurent de nombreux traités sur les exercices du toreo et sur ceux de la gineta, où sont exposées les règles de l’équitation appliquée à la tauromachie ; car alors on ne combattait les taureaux qu’à cheval. Les ecclésiastiques eux-mêmes ne firent que peu de cas de la bulle de Pie V, comme le prouve un manuscrit de la Biblioteca nacional, contenant la relation d’une fête de taureaux en 1626, asistiendo un cardenal legado a latere, « en présence d’un cardinal-légat, a latere. » Cela se passait sous « Philippe IV le Grand, roi catholique des Espagnes, monarque souverain des Indes orientales et occidentales, toujours auguste, pieux, heureux et très-grand ; » telles sont les épithètes qui lui sont décernées par J. Pellicer de Tovar dans un petit livre qu’il publia en 1631 pour célébrer une suerte, un coup extraordinaire que le roi-torero avait fait dans une fête au mois d’octobre de la même année. La plaza Mayor de Madrid, qui existe encore dans son état primitif, servait d’enceinte pour ces combats, ainsi que pour les cruels actes de foi de l’Inquisiton, où les hérétiques étaient brûlés par centaines ; c’étaient les deux spectacles favoris de la cour. « La plaza Mayor, dit Aarsens de Sommerdyck, est fort belle, et ses maisons sont les plus hautes de Madrid. Elles sont entourées de balcons pour servir au spectacle des festes de taureaux, qui sont les plus célèbres cérémonies de l’Espagne. C’est, à ce que l’on dit, un divertissement qui est resté des Maures, et qui tient beaucoup de la barbarie ancienne ; il est tellement au goust de la nation, que toutes les villes ont leurs festes de cette nature, et ne croiraient pas avoir aucun bonheur si elles manquoient à le solenniser… Il n’y a pas un bourgeois de Madrid qui ne veuille voir la feste de taureaux toutes les fois qu’elle se fait, et qui n’engageast ses meubles plutost que d’y manquer faute d’argent. »

Batelier du port, à Valence. — Dessin de G. Doré.

Le même voyageur nous raconte ensuite une des festes de la plaza Mayor à laquelle il assista :

« Il entra d’abord parmi les champions un homme de Valladolid, monté sur un taureau qu’il avoit dressé et accoutumé à la selle et à la bride. Il alla tout droite où estoit le roy, et, après lui avoir fait une profonde révérence, il voulut montrer ce que savoit faire son taureau. Il le fit galoper et le fit tourner à toute main ; mais cet animal ennuyé de la longueur du manége, se mit à ruer avec tant de violence, qu’il jeta le pauvre paysan par terre, lequel, sans s’étonner de son malheur, courut après son taureau qui s’enfuyoit. Les risées et les huées de tout le monde l’accompagnèrent jusqu’à ce qu’il l’eust repris, mais elles recommencèrent dès qu’on eut lâché un des taureaux sauvages qui, tout furieux, venoit contre son semblable ainsi apprivoisé et enharnaché. Il se retira enfin après diverses tentatives, après que son taureau et lui eurent reçu quelques coups des autres. En tout ce divertissement on remarque une certaine cruauté invétérée qui est venue d’Afrique, et qui n’y est pas retournée avec les Sarrasins. »

Le père Pedro de Guzman, jésuite, qui écrivait au commencement du dix-septième siècle, assure que de son temps il n’y avait pas de fête de taureaux qui ne coûtât la