Page:Le Tour du monde - 06.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

environs produisent en abondance des vins épais et noirs comme de l’encre. Nous y vîmes le palais où mourut d’une indigestion le duc de Vendôme, qui aimait trop le poisson ; triste fin, bien peu digne d’un arrière petit-fils de Henri IV et du vainqueur de Villa-Viciosa. Philippe V, qui lui devait son trône, fit transporter ses restes dans le caveau de l’Escurial.

C’est un peu avant Vinaroz que commence le royaume de Valence, ce paradis terrestre si vanté, et sans contredit la province la plus fertile de l’Espagne ; une petite rivière, la Cenia, le sépare de la Catalogne. Ici les souvenirs de la domination moresque apparaissent à chaque pas. Les atalayas, tours carrées servant autrefois de vigies, s’élèvent de place en place sur les hauteurs qui dominent la mer ; les noms mêmes de plusieurs villes sont restés arabes, comme Alcalà et Benicarlo. Bien que nous fussions en septembre, la chaleur était vraiment tropicale : les aloès atteignaient des proportions colossales et les palmiers commençaient à se montrer fréquemment ; les robustes caroubiers, au feuillage sombre, couvrent les montagnes qui s’élèvent à droite de la route, des femmes et des enfants, armés de longues gaules, frappaient les branches pour faire tomber les caroubes : la terre en était jonchée et on en chargeait des ânes qui disparaissaient presque sous d’énormes paniers de jonc. Les algarrobas servent à la nourriture du bétail, qui en est très-friand : l’algarrobo est un arbre d’une grande ressource pour le midi de l’Espagne, où le fourrage est rare ; quelquefois il atteint une grosseur énorme, et on en a vu qui produisaient jusqu’à douze cents kilogrammes de caroubes.

Benicarlo, où nous nous arrêtâmes quelque temps, est renommé pour ses vins. Un touriste anglais du siècle dernier, Swinburne, assure que de son temps on expédiait des cargaisons de vin de Benicarlo à Cette, où il était mélangé avec d’autres vins moins chargés ; on l’expédiait ensuite à Bordeaux par le canal du Languedoc, et de là en Angleterre. Voilà comment le vin de Bordeaux se fabriquait il y a cent ans : il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Après avoir traversé Castellon de la Plana, petite ville où est né Ribalta, l’un des meilleurs peintres de l’école valencienne, nous arrivâmes enfin à Murviedro.

L’antique Sagonte n’est plus aujourd’hui qu’une pauvre ville de quelques milliers d’habitants ; son nom même a disparu, et celui qu’elle porte aujourd’hui ne rappelle plus que l’idée d’un vieux mur. Très-florissante autrefois, et célèbre par ses poteries, auxquelles travaillaient, dit-on, douze cents artisans, Sagonte fit alliance avec Rome à l’époque des guerres puniques ; fidèle à la cause romaine, elle résista à Annibal, et soutint un des plus terribles siéges que l’histoire ait enregistré. Pour venir à bout d’une résistance acharnée, les Carthaginois entourèrent la ville d’une enceinte de murs et de tours qui la dominaient de tous les côtés ; les assiégés, mourant de soif et de faim, étaient réduits à manger le cuir de leurs boucliers ; on se rappelle qu’enfin, ayant perdu tout espoir, ils construisirent à la hâte un immense bûcher au centre de la ville et s’y brûlèrent, avec leurs familles et leurs trésors.

Sagonte fut rebâtie par les Romains. Après la chute de l’empire elle appartint successivement aux Goths, aux Arabes, aux Espagnols, qui, se servant de ses ruines comme d’une carrière, élevèrent des constructions, devenues des ruines à leur tour. Malgré toutes ces dévastations, le théâtre antique est encore assez bien conservé pour qu’on ait une idée assez exacte de sa forme (voy. p. 305). Sa grandeur était considérable, puisqu’on évalue sa circonférence à plus de quatre cents pieds, et le nombre des spectateurs à neuf mille. Bâti sur le penchant d’une colline, le théâtre est dominé par une crête de vieux murs arabes, dont les hiboux et les lézards sont aujourd’hui les seuls habitants.

Sagonte était jadis un port florissant, mais la mer s’étant retirée, la ville moderne est à près d’une lieue du rivage. Les maisons de Murviedro sont, en grande partie, bâties avec les ruines de la ville antique, ce qui a fait dire à un poëte du seizième siècle, Leonardo de Argensola : « Avec des marbres aux nobles inscriptions, arrachés au théâtre et aux autels antiques, on construit aujourd’hui à Sagonte des tavernes et des masures. »

Outre le théâtre, on nous montra encore à Murviedro les ruines d’un cirque et d’un temple de Bacchus, mais il en reste si peu de chose, que ce sont des vestiges visibles seulement pour des archéologues très-clairvoyants ou pleins de foi.


VALENCE.

Valencia del Cid. — Les labradores et les costumes. — La Llotja de seda. — L’orchata de chufas. — La Seu. — Le Guadalaviar. — Les irrigations et le tribunal des eaux. — La bondurria, la citara et la dulzayna.


Valence a les clochers de ses trois cents églises,

a dit Victor Hugo dans une de ses Orientales. Il y avait déjà plus de deux heures que nous avions quitté Murviedro, et il nous tardait fort de découvrir quelques-uns des clochers annoncés par le poëte : nous les cherchions comme les navigateurs cherchent le phare qui doit les guider vers le port après une longue traversée, car depuis Barcelone nous avions passé en diligence quarante heures bien comptées, avec une chaleur et une poussière abominables, et Dieu sait par quels chemins ! Nous aperçûmes enfin une majestueuse construction entourée de beaux palmiers : c’était le couvent de San Miguel de los Reyes, Saint-Michel des Rois, bâti au seizième siècle avec des pierres arrachées aux monuments antiques de Sagonte. Un quart d’heure après nous faisions notre entrée dans la ville du Cid, la muy noble, inclita antigua, leal, insigne, magnifica, ilustre,