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fois : aujourd’hui leur enfer s’est changé au purgatoire, et il est rare qu’ils restent plus de trente heures en route. Le delantero est le plus souvent un garçon de quinze à vingt ans ; il est ordinairement coiffé de la montera, espèce de bonnet en peau d’agneau, qui donne à sa figure noircie par le soleil une expression des plus sauvages.

Jadis, le personnel de la diligence n’était pas complet sans les escopeteros ; on appelait ainsi deux gendarmes chargés de protéger les voyageurs en cas d’attaque, et qui se tenaient toujours sur le haut de la diligence pour surveiller la route. Les escopeteros ont disparu avec les brigands.

Tant que dure le voyage, le mayoral et le zagal ne cessent d’interpeller les mules, dont chacune porte un nom particulier ; ils leur adressent, avec les intonations les plus divertissantes, toutes sortes d’épithètes, tantôt flatteuses, tantôt injurieuses, suivant les circonstances, ou des plaisanteries dans le genre de celle-ci : Coronela en lleganda â casa me harè una papalia con tu pellejo ! (Colonelle, en arrivant, je me ferai un bonnet avec ta peau !) La nuit ne met pas fin à cette musique, et quand le mayoral succombe au sommeil, on l’entend encore murmurer : Capitanaaa… comisariooo… raa… puliaaa… bandolero…, arre carboneraaa ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, tout à fait endormi, il soit remplacé par le zagal, qui répond dans le même ton.

La diligence est le moyen de transport aristocratique 1 elle ne roule que sur les routes royales, caminos reales ou carrateros, qu’on appelle encore d’un nom arabe, araecife, synonyme de chaussée. Depuis quelques années elles sont régulièrement bordées de bornes indiquant les distances en kilomètres. À côté de la diligence, il y a le correro, le courrier, qui marche un peu plus vite, et n’admet que deux ou trois voyageurs ; c’est un véhicule ordinairement mal suspendu, quelquefois même il ne l’est pas du tout. Vient ensuite le coche de colleras, diminutif de la diligence, qui n’est attelé que d’une demi douzaine de mules et ne fait guère plus de dix lieues d’Espagne ou treize lieues de France par jour.

Vient ensuite la galera. Jamais instrument de torture ne mérita mieux son nom. Qu’on se figure une très-longue charrette supportée par quatre roues ; le fond se compose d’un filet en sparterie à larges mailles qui, décrivant une courbe, va presque toucher le sol : c’est sur ce plancher à jour qu’on place pêle-mêle les marchandises et les voyageurs, — on devrait plutôt dire les condamnés ; le toit de ce bagne ambulant consiste en cerceaux qui s’arrondissent parallèlement et qu’on recouvre d’une toile grossière. L’intérieur d’une galère est un vrai chaos : les voyageurs sont obligés de lutter contre les bagages qui ne cessent de tomber sur eux, et auxquels le mayoral donne toujours la préférence, attendu qu’il en est responsable ; quant aux malheureux voyageurs, s’ils ont quelques côtes brisées, c’est leur affaire. Un jour, nous eûmes l’imprudence de nous aventurer dans une galère, mais nous n’y restâmes pas longtemps ; nous prîmes le parti de la suivre à pied, ce qui nous fut facile, car elle faisait à peine sept ou huit lieues par jour. Le zagal de galère joue un rôle beaucoup moins actif que celui de la diligence : il organise les haltes, donne à boire aux mules dans de grands chaudrons de fer qu’on voit toujours suspendus aux côtés du véhicule, et dans les descentes rapides, enraye la lourde machine au moyen d’une longue perche qui, faisant levier, vient s’appuyer sur une des roues.

Les carros, aussi peu suspendus que les galères et d’une marche aussi lente, n’ont que deux roues et transportent rarement des voyageurs. Quant à la tartana, c’est un véhicule à part, propre à Valence et à Murcie, où nous les retrouverons tout à l’heure, car nous ne tarderons pas à quitter la Catalogne pour entrer dans le royaume de Valence.

Nous ne dirons rien de la contrée qu’on traverse entre Barcelone et Tarragone, si ce n’est que c’est une des plus peuplées de l’Espagne. Villafranca de Panades et Torredembara sont deux petites villes aux maisons blanchies à la chaux que nous ne fîmes qu’entrevoir. Après une nouvelle visite à Tarragone, nous montâmes sur un tronçon de chemin de fer qui nous conduisit en une demi heure à Reass, ville manufacturière assez importante. Non loin de là, au milieu d’une riche vallée appelée la Conca, s’élève le fameux couvent de Poblet, de l’ordre de Cîteaux, qui était autrefois le Saint-Denis des rois d’Aragon. On nous raconta que son nom lui vint d’un ermite qui s’était retiré là, à l’époque où les Arabes étaient maîtres du pays : un émir qui chassait, ayant rencontré Poblet, le fit jeter en prison ; mais des anges descendus du ciel brisèrent ses chaînes et lui rendirent la liberté. L’émir, frappé du miracle, le combla de richesses. C’est sur l’emplacement de son tombeau que le couvent fut construit ; il est abandonné depuis 1835, année où parut la loi qui supprima tous les couvents de l’Espagne.

À partir de Tarragone, la route devient plus accidentée de temps en temps, à un détour de la route, nous apparaissait la mer, d’un bleu intense, et sillonné de chalupas de pêche aux toiles effilées ; puis la route s’en éloignait pour s’en rapprocher de nouveau. Bientôt nous arrivâmes à Tortosa, sur les bords de l’Èbre. Ce fleuve, le plus important de l’Espagne, avec le Tage, a donné son nom à l’antique Ibérie ; ses eaux sont jaunes et bourbeuses comme celles du Tage et du Guadalquivir.

Tortose une vieille ville très-pittoresque ; sa belle cathédrale, est une des plus anciennes de l’Espagne, a été construite sur les fondations d’une mosquée : on y voit encore une inscription en caractères qu’on dit remonter à l’époque où cette ville était la capitale d’un petit royaume arabe. Le sacristain qui nous accompagnait nous fit voir la merveille de Tortose : c’est la véritable et authentique ceinture de la sainte Vierge, la cinta, qui a fait de nombreux miracles : en 1822, on la porta en grande pompe à Aranjuez, pour faciliter l’accouchement d’une princesse de la famille royale.

Après avoir quitté Tortosa, nous traversâmes Amposta, et, laissant sur la gauche le Puerto de los Alfaques nous nous arrêtâmes à Vinaroz, petit port dont les