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Le mayoral passe son chemin sans répondre.

« Mayoral, auriez-vous la bonté de m’écouter un instant ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Hombre ! je voudrais bien partir avec cette diligence : dans le cas où il n’y aurait pas de place, pourrais-je me mettre à côté de vous sur le siége ?

— Pas possible.

— Voyons, mayoral, ne me laissez pas dans l’embarras ; pourrais-je au moins me placer sous la bâche ?

— On verra.

— Et combien cela me coûtera-t-il ?

— Le prix de l’intérieur. »

Et le malheureux voyageur, ainsi rançonné, est encore trop heureux de partir. Cela n’empêche pas le mayoral de regarder comme un droit acquis la propina, le pourboire. S’il y a eu un vuelco, c’est-à-dire si la diligence a versé, ce qui n’arrive que trop fréquemment, il ne renonce pas à sa propina : au contraire, car il en a plus besoin que jamais pour payer l’amende de douze duros (un peu plus de soixante francs) que l’administration lui fait payer pour chaque vuelco. — C’est vraiment verser à bon marché.

Delanteros (postillons). — Dessin de G. Doré.

Après le mayoral vient le zagal. On dit que son nom vient d’un mot arabe qui signifie agile : en effet, le rôle du zagal est des plus actifs, et la moitié au moins de son existence se passe à courir à côté des mulets et à les exciter par tous les moyens possibles. Ses ressources en ce genre sont inépuisables ; tantôt il vole rapidement depuis la première mule jusqu’à la dernière, en distribuant à chacune son coup de bâton ; tantôt on le voit, devançant l’attelage, faire provision d’une quantité de petits cailloux qu’il lance très-adroitement dans les oreilles des bêtes les plus paresseuses ; le moyen ne manque jamais son but, et quelquefois même il le dépasse ; car les mules, électrisées et chatouillées par les projectiles, lancent des ruades à droite et à gauche : il en résulte alors un pêle-mêle inextricable de jambes entortillées dans les traits, et le zagal, pour faire rentrer les choses dans l’ordre, ne trouve pas meilleur moyen que de recommencer sa distribution de petits cailloux. On se demande comment les mules espagnoles peuvent résister aux innombrables coups dont on les accable ; si elles n’en recevaient que du zagal, passe encore ; mais un usage établi veut que les passants ne manquent jamais de lancer un coup de bâton ou de fouet aux chevaux ou mules qu’ils rencontrent ; c’est un petit service qu’on n’a garde d’oublier de se rendre. Le costume du zagal est des plus simples et des plus légers : un simple foulard noué autour de la tête, une chemise de couleur, un pantalon en velours de coton entoure d’une large faja, ceinture rayée, et pour chaussure les alpagatas de chanvre tressé. Le zagal porte toujours derrière le dos, passé sous sa ceinture comme la batte d’arlequin, un bâton mince et flexible, instrument assez singulier qui paraît indispensable à sa profession.

Le delantero est ainsi nommé parce qu’il est toujours en avant, monte sur la première mule du côté gauche. On l’appelle le condamné à mort, à cause de la dureté extraordinaire de son métier : il restait autrefois quarante-huit heures de suite en selle, et même davantage. Il n’y a pas bien longtemps que le trajet de Madrid se faisait sans qu’on changeât de delantero une seule