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cette vis, mise en mouvement par une petite tige ou manivelle de fer, attire fortement le collier et la strangulation a lieu immédiatement.

La foule était devenue silencieuse ; le prêtre qui assistait le condamné venait de lui mettre une croix dans les mains et lui avait permis d’adresser quelques mots à la foule ; nous l’entendîmes en effet articuler quelques paroles, demandant pardon à Dieu et aux hommes, et pardonnant lui-même à ceux qui l’avaient offensé ; le prêtre, à son tour, lui adressa une courte exhortation. L’exécuteur, pendant ce temps, se tenait derrière le poteau prêt à remplir son office ; il leva le bras, la foule frémit, et par trois fois on le vit tourner la tige fatale. Chacun fit alors le signe de la croix. On entendit des voix murmurer rapidement quelques prières, et les femmes s’écrièrent : Ay, pobret ! (Ah ! le malheureux !) Nous vîmes alors la tête s’incliner sur sa poitrine, et y rester immobile, la langue tuméfiée sortant de la bouche ; au bout de quelques instants, la face était devenue violette. La foule commença à se retirer lentement. Cependant on nous assura que le corps restait ainsi exposé pendant plusieurs heures, gardé par les pénitents qui avaient assisté à l’exécution et par une partie des troupes d’infanterie et de cavalerie qui avaient maintenu la foule.

En Espagne comme chez nous, l’exécution d’un criminel fameux donne naissance à une foule de complaintes en quatrains naïfs qui se débitent par les rues. On y donne le récit de toutes les circonstances qui ont accompagné le crime, et le compte rendu de la triste cérémonie. Pour donner une idée de cette poésie populaire, voici la traduction littérale d’une complainte que nous achetâmes après l’exécution de Francisco Vilaró :


ASSASSINAT DE L’ALCADE DE RIPOLLET.

Celui qui commet un homicide
En assassinant un autre homme,
Avec infâme trahison,
Ne mérite pas de compassion.

Le sujet qui fit cette infamie,
C’est Francisco Vilaró,
Cultivateur de Ripollet,
Homme faux et mal vêtu.

Quand il manquait des poules,
Personne ne les cherchait ; non,
Car c’était chose certaine
Que Vilaró les avait volées.

Et au lieu de cultiver
Ses terres avec assiduité,
La chasse, tous les jours,
Était son occupation.

C’était le quatre septembre,
Et l’infâme Vilaró,
Pour commettre son crime,
Ce jour-là se leva matin.

Six heures et demie sonnaient.
Au clocher de Ripollet,
Quand José Cot, l’alcalde,
Suivait un chemin ombragé.

On entendit une détonation,
Puis un : Ay ! retentit en l’air,
Seul mot que put dire la victime,
Qui sur-le-champ expira.

On dit que neuf balles
Furent trouvées dans son corps ;
Il avait pris ses précautions,
L’assassin malintentionné.

Arrivent les mozos de la escuadra[1],
Qui sont la terreur des bandits ;
Ils se saisissent de son tromblon,
Et lui lient fortement les mains.

On apprit que pour quatre-vingts duros[2]
Juan Bordas avait acheté la mort de l’alcalde,
Et en avait payé dix d’avance ;
Mais il s’en trouva cinq de faux !

On les conduisit à Barcelone,
Où ils furent confrontés ;
Juan Bordas commença par nier,
Mais finit par avouer son crime.

Attaché à une colonne,
Avec un anneau de fer au cou,
Il entendra sa condamnation
Au présidio (bagne) pour toute sa vie.

Vilaró est condamné
À mourir par le garrote vil,
Ainsi finit, à soixante ans,
Ce malfaiteur sans foi ni loi.

Ces complaintes, qui peuvent rivaliser avec celle de Fualdès, sont ordinairement ornées de gravures sur bois d’une naïveté outrecuidante. Il y a certaines petites villes en Espagne qui semblent avoir le privilége des productions de ce genre : ainsi Manresa, en Catalogue, et Carmona, en Andalousie, sont le centre d’une fabrication de complaintes, légendes, romances, etc., qu’on connaît sous le nom de pliegos, enrichies de gravures, dont nulle part ailleurs on ne trouve l’équivalent.

Comme nous sortions de la nécropole, le hasard nous fit entrer dans une salle de bal. Après avoir franchi la longue avenue qui sépare les morts des vivants, nous retrouvions la vie et la pétulance méridionale, d’abord sur les pelouses voisines des fortifications où les matelots catalans s’exerçaient au jeu de boules, puis aux Campos Eliseos, belle promenade ombreuse à l’extrémité de Barcelone. On y voit, comme à Madrid, des élégants plus élégants que ceux de Paris ; les cravates étaient groseille et les pantalons lilas clair ; quant aux femmes, elles étalaient dans leurs calèches des toilettes purement parisiennes. Nous n’avions pas quitté le boulevard des Italiens pour le retrouver en Catalogne, aussi nous lais-

  1. On appelle ainsi une milice particulière aux provinces de
    Catalogne et de Valence, et dont la mission spéciale est d’arrêter
    les malfaiteurs les plus dangereux.
  2. Un peu plus de quatre cents francs.