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à sauver la congrégation de Mekhitar. Digne héritier du fondateur, il gouverna avec une grande sagesse, améliora les institutions et créa une académie arménienne dans la communauté. En 1824, le docteur Sukias de Somal lui succéda comme archevêque et comme abbé. Âgé déjà de quarante-sept ans lorsqu’il prit la direction du couvent, il mourut en 1846.

Les Pères mekhitaristes de Saint-Lazare, au nombre de soixante environ, sont sous la direction d’un évêque in partibus, leur abbé général, nommé par eux et confirmé par le pape. Le titulaire actuel de ces hautes fonctions est Mgr George Hurniuz, prélat jeune encore et d’un grand mérite. Il a pour aides sept assistants, un secrétaire et un vicaire.

L’occupation des Pères se partage entre les soins de l’éducation, les travaux scientifiques, ceux de l’imprimerie et les affaires du couvent. Les produits de leurs presses forment un des principaux revenus de la communauté et servent à couvrir les dépenses intérieures ainsi que les frais d’éducation des vingt-cinq ou trente élèves qui y sont admis comme novices ou séminaristes.

En pénétrant dans cette demeure paisible et solitaire, on traverse un préau orné d’arcades, ou croissent les plus belles fleurs. De larges escaliers aboutissent à des corridors dont la propreté, la blancheur, les nombreuses fenêtres ouvertes sur le paysage éblouissant donnent l’envie d’échanger la vie errante et la destinée de voyageur contre le repos de cette retraite, à l’abri des orages, dont on peut voir et entendre les éclats, sans rien perdre de la sérénité, qui est le bonheur de l’âme.

La bibliothèque, que nous visitâmes d’abord, se divise en deux parties : la salle occidentale, la plus grande, est presque un musée. À côté des armoires ou sont les livres de science et de littérature, quelques-uns très-rares et très-précieux, comme des Elzévir, des Aldini et autres, on voit un papyrus birman en caractères pali d’une conservation parfaite, un débris de pierre du mont Sinaï, où sont gravés des caractères samaritains, puis une momie d’Égypte donnée par l’Arménien Bogohos-bey, que j’ai connu, au Caire, premier ministre de Méhémet-Ali-pacha. D’après les cartouches peints sur le cercueil, cette momie paraît être celle d’un haut personnage. Un réseau à mailles de perles de couleur l’enveloppe tout entière. En voyant ici ce travail antique, on fait tout de suite une comparaison qui est un véritable enseignement archéologique. Ces perles, qui ont trois mille ans peut-être, semblent sortir de la fabrique de Murano, toute voisine de Venise ; et dans la ville même on tresse, avec ces petits grains de verre, des filets et des écharpes exactement pareils de forme et de couleur. Venise, en se chargeant de transporter en Europe les marchandises de l’Asie, alla surprendre dans leur foyer les secrets industriels de la civilisation orientale, et c’est elle aujourd’hui qui fournit ces objets aux pays qui les inventèrent.

On trouve rassemblés dans la bibliothèque quinze cents manuscrits arméniens, la plupart inédits. Quelques-uns sont d’un grand prix. Nous citerons entre autres :

L’Évangile ayant appartenu à une reine d’Arménie nommée Melkè ; il a environ mille ans de date ;

L’histoire fabuleuse d’Alexandre le Grand, manuscrit arménien du treizième siècle, orné de curieuses peintures ;

Les quatre Évangiles, in-folio infiniment précieux par ses miniatures et son ancienneté, puisqu’il date du septième siècle ;

La chronique d’Eusèbe, Philon et d’autres encore que nous ne saurions énumérer ici.

N’oublions pas cependant la belle Bible arménienne in-quarto écrite et peinte du onzième au douzième siècle, pour l’usage d’un roi d’Arménie. Rien ne peut donner l’idée de l’harmonie parfaite des couleurs et de l’incomparable science de touche de ces miniatures, qui montrent à quelle élévation l’art calligraphique oriental est parvenu. C’est l’ornementation traitée comme aucun artiste européen n’a jamais su le faire, lors même que les plus habiles peintres s’en sont mêlés. Dans les dessins de cette Bible, on trouve le type assyrien parfaitement indiqué, et rien n’est plus original que cette écriture arménienne composée de tigres, de renards, de chiens, de chats, d’oiseaux et de poissons, ainsi qu’on le voit dans les lignes majuscules qui commencent les chapitres. C’est ce même système de calligraphie koufique dont les manuscrits, les vases gravés et les sculptures de la première époque arabe nous offrent si souvent le modèle. Là, non-seulement les animaux, mais encore des personnages qui parfois même composent un tableau, affectent la forme de lettres d’une façon si détournée qu’on ne songeait guère, il y a peu de temps encore, à chercher sous ce masque des caractères arabes. Au moyen âge aussi nous avons imité ce mode d’écriture ornementée. Cette belle Bible arménienne de Saint-Lazare fut rachetée à Constantinople, en 1784, pour trois cent cinquante piastres (quatre-vingts francs environ), et envoyée au couvent, qui la conserve précieusement. J’en ai copié et publié les pages les plus saillantes[1].

En sortant de la bibliothèque, nous entrâmes dans les salles des classes. Il est intéressant d’y observer, aux différents âges de la vie, toutes ces physionomies orientales aussi intelligentes que belles. Les classes sont au nombre de trois et situées dans une aile séparée. Dans la première, les enfants, depuis leur arrivée jusqu’à l’âge de dix-sept ans, apprennent les principes élémentaires. La deuxième classe, où commence le noviciat, n’admet que les jeunes gens qui sortent de la première division, c’est-à-dire ceux qui ont fait preuve de capacité. Là, revêtus de la robe de l’ordre, en qualité de novices, ils poursuivent encore deux années leurs études ; le latin, l’italien, le français, la rhétorique et les sciences exactes leur sont enseignés. La troisième classe se compose de ceux des novices qui, après bien des examens et des épreuves, sont reconnus aptes à devenir prêtres. Ils

  1. Recueil de dessins pour l’art et l’industrie. (Rapilly, éditeur.)