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Khabyles, ses Andalous au costume de cuir fauve, et ses fiers Castillans, si habiles à se draper dans des haillons impossibles.

« Voilà, lui disais-je, ce qu’il faut que tu nous fasses connaître ; et puis, sans t’endormir sur les lauriers ornés du ruban rouge que t’ont valus ton Dante et tes Contes de Perrault, tu nous donneras à ton retour un splendide Don Quichotte, bien espagnol celui-là, avec des paysages vraiment espagnols, empreints du soleil et de la couleur locale dont tu te seras imbu, quand tu auras parcouru les sentiers poudreux de la Manche, battus par le vaillant manchego et par son fidèle écuyer ; quand, à leur exemple, tu auras dormi sur la dure, quand tu auras vu la Venta de Cardenas, car elle existe encore, et la sauvage Sierra Morena, si propice aux pénitences des chevaliers errants. Seulement, bannis tout souvenir des noces de Gamache : l’Espagne n’est pas le pays de la bonne. chère ; mais au retour, tu te souviendras avec plaisir des privations endurées ; tu retraceras mille souvenirs sur la toile et sur le bois, et ton nom, ajouté à celui de Cervantès, sera une fois de plus en bonne compagnie.

Peu de jours après, réunis à la gare du chemin de fer de Lyon, nous prenions nos billets pour Perpignan, où nous arrivions dans la soirée du lendemain. De même que Bayonne est à moitié basque, Perpignan est une ville à moitié catalane ; le dialecte populaire est, à fort peu de chose près, celui qu’on parle en Catalogne ; du reste, il n’y a guère plus de deux siècles que le Roussillon est devenu une province française : c’est en 1642 que Louis XIII arracha ce fleuron à la couronne d’Espagne.

Notre diligence, qui dès le matin quitta Perpignan, n’avait rien d’espagnol : un simple conducteur, coiffé de la plus vulgaire casquette, remplaçait le mayoral au fameux costume andalous, chamarré de soie et de velours ; pas la moindre zagal ; au lieu de dix ou douze mules aux brillants aparejos, six vigoureux chevaux : voilà un départ où la couleur faisait défaut. Heureusement les aloès ne tardèrent pas à montrer de chaque côté de la route leurs tiges aiguës comme des poignards : nous étions sous la latitude la plus méridionale de France, et nous apercevions déjà les sommets neigeux du Canigou s’élevant au-dessus d’un immense horizon de montagnes bleues et roses.

Bientôt nous quittions la plaine, et après avoir traversé le petit village du Boulou, nous franchissions le col de Pertus : la diligence ne pouvait gravir que lentement ces routes escarpées, ce qui nous permit de prendre l’avance à pied, et de dessiner quelques chênes-liéges monstrueux. La montagne est couverte de ces arbres aux branches tourmentées ; le tronc, quand il n’est pas dépouillé de son écorce, est rugueux comme un rocher ; autrement il prend une teinte rougeâtre ; on dirait que le sang coule des blessures qu’on lui a faites. Nous eûmes aussi le temps de dessiner quelques ruines, superbes de couleur, dont la route est bordée ; leurs fondations, qui se confondent avec le roc, n’ont pu être ébranlées au milieu des luttes dont elles ont été le théâtre depuis tant de siècles. Le col de Pertus a de tout temps été le passage naturel à travers la partie orientale de la chaîne des Pyrénées : Pompée et César le franchirent, et l’Ibérie devint une province romaine.

De Perpignan à la Junquera ; le col de Pertus ; un chêne-liège. — Dessin de G. Doré.

Plusieurs siècles après, les Goths le traversèrent pour