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d’elles, sans autre intention amoureuse que de s’enivrer à crédit. Quelques musiciens, trompettes et flûtistes, pour donner à leurs lèvres l’enflure et l’élasticité qu’exige l’embouchure d’un instrument à vent, y appliquaient de temps en temps l’orifice d’une gourde remplie de tafia, que certains d’entre eux portaient en sautoir comme saint Jacques de Compostelle. Un de ces artistes, penché sur une jarre vide et soufflant dans sa flûte, emplissait d’harmonie à défaut de liquide l’intérieur ténébreux du vase. Ce genre de mélodie, peu connu en Europe, est affecté dans la Sierra aux nênies, thrênodies et autres chants funèbres que les vivants ont l’habitude d’adresser aux défunts. Des flûtes de divers modules, plongeant dans des cruches de diverses grandeurs, conversent entre elles à bâtons rompus, passant brusquement du grave à l’aigu, de l’aigu au grave, et sont censées exprimer par l’affreux charivari qu’elles exécutent, le trouble, la douleur et les déchirements de l’âme humaine, contrainte de se séparer pour toujours de l’objet de son affection.

Après avoir joui suffisamment du spectacle de la fête et commencé un croquis que la rigueur du froid m’empêcha de finir, je fis signe à Ñor Medina, qui paraissait s’amuser fort de cette réunion bachique, que le moment était venu de lui tourner le dos pour continuer notre marche.

« Ce soir à cinq heures, la fête sera dans tout son éclat, me dit-il avec un soupir de regret.

— Hélas ! fis-je en soupirant aussi, les urubus seuls pourront en juger, car tous les assistants seront ivres morts et hors d’état de distinguer leur main droite de leur main gauche. »

Au sortir de Santa Rosa, la rivière de ce nom qui devient successivement celle d’Ayaviri, de Pucara, de Nicasio et de Calapuja, car au Pérou tout cours d’eau prend le nom du village qu’il côtoie, bizarrerie qui brouille l’entendement des géographes et nuit à la clarté de leurs géographies ; au sortir de Santa Rosa, disons-nous, sa rivière, en se rétrécissant de plus en plus, indique qu’on approche de l’endroit où elle prend sa source. En effet, après deux heures de marche dans la direction du nord, et après avoir franchi la Cordillère de Huilcanota, que les cartographes et les habitants du pays appellent par corruption Vilcanota, laquelle porte à cet endroit le nom de Raya[1], on atteint un plateau de figure irrégulière, où deux petits lacs d’une lieue de circuit étalent leurs eaux miroitantes. De l’un de ces lacs, celui du sud, appelé Sissacocha (lac de la fleur), s’échappe un filet d’eau, qui rencontre en chemin deux ruisseaux descendus de la Cordillère et les absorbe à son profit. Ce filet d’eau, c’est la rivière que nous avons côtoyée à Santa Rosa et traversée à Ayaviri. À dix-huit lieues de Pucara, elle reçoit les deux rivières déjà confondues en une seule de Lampa et de Cabanilla, et va se jeter dans le lac de Titicaca, près de San Taraco, un village de la province d’Azangaro.

Le second lac, situé au nord du plateau, et qu’on nomme Huilcacocha (lac de Huilca)[2], donne naissance à un ruisseau qui, grossi quelques lieues plus bas par le trop-plein de la lagune de Langui, prend le nom de Huilca-mayo (rivière de Huilca), qu’il répudie bientôt pour en prendre un autre. Après un cours d’environ trois cents lieues, il est reçu sous le nom de rio de Santa Ana par la rivière Apurimac.

Comme ces deux points m’étaient connus depuis longtemps, je ne jetai en passant qu’un regard distrait aux deux lacs, dont les eaux, qui reflétaient en ce moment les teintes d’un ciel nébuleux, étaient d’une couleur plombée. J’avais hâte d’arriver à la poste d’Aguas Calientes[3], d’y manger un morceau, d’y passer la nuit et d’en finir le lendemain avec la région des Punas, dont je commençais à être un peu las.

L’humble poste que nous atteignîmes aux approches du soir était dans l’appréhension d’un grave événement.

Un ex-préfet d’Ayacucho, devenu général de division par suite d’une échauffourée politique, et chargé par le gouvernement d’une mission secrète dans la Sierra, devait s’arrêter à Aguas Calientes et y faire un séjour de vingt-quatre heures. Le maître de cette poste, assisté de quelques commères venues à pied et tout exprès de Layo et de Langui, villages distants de six lieues, discutaient vivement sur le cérémonial à observer en pareil cas. On ne parlait rien moins que de tendre de bayetta et de calicot les murs lézardés de la poste, d’arborer un pennon sur le chaume de la toiture et de joncher de roseaux verts les abords du chemin par où devait arriver l’Excellence. Des matrones exaltées et encore ingambes offraient de se vêtir de rouge et de blanc, couleurs nationales, et d’aller en dansant au-devant de l’ambassadeur en tournée. Comme toujours, le pot de chicha et la bouteille d’eau-de-vie circulaient à la ronde, et chacun y puisait à tour de rôle une idée ingénieuse ou un avis nouveau.

Cette prétendue question d’étiquette absorbait si bien l’attention de la galerie, qu’aucun des assistants ne s’était aperçu de mon arrivée ou, s’il l’avait remarquée, feignait de n’en rien voir. J’attendis patiemment quelques minutes, que le maître de poste, Indien gras et fleuri dont les noires tresses pendaient jusqu’à terre, daignât tourner la tête de mon côté. Comme il n’en faisait rien, je l’avertis de ma présence par une tape amicale que je donnai à son couvre-chef, lequel, soit qu’il fût un peu large pour la tête oblongue qu’il recouvrait,

  1. Au mot espagnol Raya (raie, limite, ligne divisoire) par lequel les habitants du pays désignent ce passage de la Cordillère de Huilca, les Indiens substituent celui de Nota, qui, dans l’idiome quechua, a la même signification que le mot Raya en espagnol : de là Huilcanota, ou ligne divisoire de Huilca.
  2. Le Huilca, aujourd’hui Vilca, est un arbre corpulent de la famille des légumineuses, division des mimosées. On l’appelle Algaroba dans les provinces Argentines, où il est assez commun et ou la pulpe contenue dans ses gousses sert à faire de l’eau-de-vie. En revanche, il est très-rare au Pérou, dans les vallées chaudes de la côte du Pacifique, seuls endroits ou nous l’ayons trouvé. Quant à expliquer son existence passée au milieu des neiges de Huilcanota et comment il a pu donner son nom à cette chaîne de la Cordillère, nous ne l’essayerons même pas, trouvant la chose parfaitement inexplicable.
  3. Ce nom lui vient d’une source d’eau chaude qui jaillit en petits filets d’un rocher placé à fleur de terre et situé à deux cents mètres environ de la maison de poste, dans la partie de l’est.