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de leur intelligence. De l’air, du soleil, de l’espace, la brise pure de la mer, Venise en face, le soleil d’Italie et la vue jusqu’à la fin du regard ! — Allons, Marco, mon brave gondolier, fais plier ta rame sous les poignets nerveux ; fuyons, fuyons vite les tristes pensées qui naissent en face de cet asile des misères humaines.

Au moment où l’éperon de la gondole touche l’escalier de marbre que baignent les eaux transparentes du golfe, la porte du monastère s’ouvre comme par enchantement, et le visiteur s’avance sous l’atrio tout garni de fleurs et d’arbustes. Bientôt arrive un Père qui le complimente et lui fait les honneurs de la communauté avec une grâce, une distinction qui frappent tout d’abord et préviennent en faveur de sa race.

La première mention que fasse l’histoire de l’isola San Lazaro ne remonte guère qu’au douzième siècle. Les chroniques nous apprennent qu’Hubert, abbé de Saint-Hiiarion, abandonna ce terrain au signor Leone Paolini, homme d’une grande vertu. En 1182, la République de Venise l’acheta de Paolini et fit de cet îlot désert jusqu’alors l’asile des lépreux arrivant d’Orient. De là lui est venu le nom de Saint-Lazare, patron des lépreux, auquel tous les établissements sanitaires ont emprunté leur dénomination de lazaret. Plus tard, la lèpre ayant disparu d’Afrique et d’Asie, l’île fut abandonnée et n’offrit plus aux regards que les ruines de l’ancienne chapelle et quelques bouquets d’arbres à l’ombre desquels s’abritait la cabane des pêcheurs.

Cinq siècles après, arrivèrent à Venise, au mois de mai 1715, douze moines arméniens qui s’étaient enfuis de Morée en apprenant l’invasion du pays par une armée turque. Leur chef portait le nom de Mekhitar (Consolateur). Né à Sébaste en Arménie, et doué d’une intelligence précoce, il avait reçu à l’âge de quinze ans, de l’évêque Ananias, l’habit religieux et le diaconat. Ordonné prêtre à vingt ans, et bientôt après décoré du titre de vertabied, docteur ecclésiastique, il parcourut l’Asie, prêchant avec zèle et succès, enseignant la théologie et s’efforçant de réunir dans la grande communauté de l’Église romaine les différentes sectes que l’ignorance des vrais principes et quelques subtilités de mots avaient fait surgir parmi les populations arméniennes. Fatigué de voyages, il se retira à Constantinople avec trois de ses disciples, méditant les projets d’association qu’il avait formés. Persécuté par le patriarche de la métropole, il fut obligé, pour lui échapper, de demander asile et protection à l’ambassadeur de France. Dans ce séjour orageux de Stamboul, voyant qu’il ne pouvait plus compter sur le repos si nécessaire aux travaux de la société naissante, il se décida à partir avec quelques élèves pour la Morée, pays chrétien soumis encore aux lois vénitiennes. Il choisit pour résidence la ville de Modan. Les autorités, tout en considérant ces hommes comme sujets du sultan, les secoururent avec une générosité digne de la grandeur de Venise.

Le premier soin de Mekhitar fut de soumettre sa communauté à une règle fixe, puis de construire un couvent et une église. Le pape Clément XI avait consacré l’existence du nouvel ordre sous la règle de Saint-Benoît, et reconnu comme abbé le savant Mekhitar.

Après tant d’efforts, de craintes et de fatigues, l’avenir apparaissait heureux et calme ; en effet, pendant douze années, l’état le plus prospère avait permis à la communauté de s’accroître en nombre, en science et en richesse, lorsque de nouveau ces moines furent obligés de fuir précipitamment devant l’invasion turque. Privés de leur couvent qui avait été incendié et pillé, sans abri, sans ressources, ils furent, avec l’aide généreuse de l’amiral Mocenigo et du gouverneur de la Morée, Angelo Emo, transportés à Venise sur un navire de l’État.

La République fit à ces moines un accueil hospitalier, et, le 8 septembre 1717, Mekhitar obtint du Sénat la cession à perpétuité de l’île Saint-Lazare, les lois ne permettant l’établissement d’une congrégation nouvelle, qu’en dehors de l’enceinte de la ville. Les pauvres Arméniens s’empressèrent alors d’occuper les ruines de cette île et de faire à la hâte, aux constructions à demi renversées qui s’y trouvaient encore, les réparations les plus urgentes. Soutenu par le pape, Mekhitar compléta les règles de la communauté et se mit en mesure d’atteindre le but moral et politique qu’il se proposait. Ce but, c’est la régénération du peuple arménien. Pour y parvenir, l’association de Saint-Lazare a compris qu’il fallait obéir patiemment au temps et que la précipitation ne produisait que désordre et ruine. Aussi les Pères arméniens ont-ils fait de leur établissement une maison d’éducation et une imprimerie, dirigeant ainsi, à sa source, cette merveilleuse force intellectuelle qui change plus vite aujourd’hui la face des empires que jadis les hordes guerrières. Ils font venir d’Orient de jeunes compatriotes qu’ils initient à leur science, qu’ils associent à leur patriotisme et qu’ils envoient ensuite de tous côtés pour être les instruments d’une féconde et méritoire propagande. En même temps sortent de leurs presses pour être répandus en Arménie des ouvrages classiques, des journaux, des revues, écrits non-seulement en arménien et en italien, mais encore en français, en turc, en arabe, en hébreu, en syriaque et en persan.

Le monastère ne fut terminé qu’en 1740, sous Mekhitar de Sébaste, le premier abbé, ainsi que l’indique une inscription arménienne et latine placée à l’entrée de la chapelle. En 1749, le vertueux chef de cette communauté consacrée à la Vierge expira à l’âge de soixante quatorze ans. Son corps fut alors déposé au pied du grand autel. À partir de ce moment, les moines ont pris le nom de Mekhitaristes, en souvenir du Père qui avait donné la vie à cette communauté.

À Mekhitar succéda comme abbé Étienne Melchior de Constantinople ; puis, après la mort de ce dernier, en 1800, le docteur Acontius Kover, Arménien, né en Transylvanie, de famille noble. Le pape le fit archevêque. Acontius était à la tête du couvent lorsque Bonaparte, maître de l’Italie, s’empara de Venise. Alors nos soldats vainqueurs détruisaient partout les couvents, et ce fut en faisant valoir avec énergie la différence qui existait. entre eux et les autres communautés, que l’abbé parvint