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res ont été submergés par les infiltrations incessantes des lacs Andéens. Parmi ceux qu’on exploite encore, il faut compter les huit socabons ou galeries du cerro de Pomasi, dont le rendement annuel, de trente-cinq mille marcs d’argent au commencement de ce siècle, n’est plus à cette heure que de huit mille marcs. Toutefois cette différence énorme dans le résultat obtenu ne provient pas, comme on pourrait le croire, de l’épuisement des gîtes métallifères, mais simplement d’une application parcimonieuse des moyens d’exploitation. Depuis longtemps les bras et les capitaux font défaut au travail. Où l’on employait autrefois des populations entières et de grosses sommes, on se contente aujourd’hui d’exposer quelques centaines de piastres et quelques travailleurs. Quant aux affleurements de minerai, si célèbres dans les fastes financiers du pays et où l’extraction de l’or apyre et de l’argent vierge s’opérait par le seul travail du ciseau, il n’en est plus parlé que pour mémoire. Ces splendides bolsons abondent néanmoins dans la partie montagneuse du Collao, seulement les Indiens qui les découvrent par hasard ou qui les connaissent par ouï-dire, n’ont garde d’en révéler l’existence aux descendants des Espagnols. Ils savent par tradition tout ce que leurs aïeux eurent à souffrir de l’insatiable avidité des conquérants, et dans la crainte d’être employés comme eux au travail des mines, ils se taisent sur leurs trouvailles.

Le commerce de Lampa, comme on vient de le voir, est assez borné. Son industrie est limitée à la fabrication de vases grossiers et de tapis velus dont le village d’Atuneolla a le monopole depuis deux siècles. Quant aux produits végétaux du sol, la botanique, la culture ou l’horticulture n’a pas à s’en préoccuper. Dans ce climat rigide croissent à peine la pomme de terre douce et l’amère, — papa franca et papa lisa, — une avoine et un orge chétifs, qui ne donnent pas d’épillets et que les chevaux et les mules consomment en herbe ; deux chénopodées, l’une douce, appelée quinua réal, par corruption quinoa, l’autre amère, appelée cañahua, dont les indigènes mangent les graines en bouillie et les feuilles dans leur chupé.

Le tableau statistique que nous achevons de tracer, s’il est vrai de tous points, n’a rien de bien flatteur. On pourrait même à la rigueur le trouver misérable. Eh bien ! malgré cette misère ou peut-être à cause d’elle, Lampa est des soixante-trois provinces que compte le Pérou celle où l’indigène semble le plus satisfait de son sort et laisse couler, sans les compter, les heures que Dieu lui dispense. Sans ambition et sans désirs, exempt de soucis et d’inquiétudes, narguant la maladie et riant de la mort, il vit au jour le jour, dans un calme philosophique. En vain la vermine le ronge et l’oppression l’accable ; en vain ses maîtres naturels, les présidents, les évêques et les curés, les sous-préfets, les gouverneurs et les alcades, le pressurent comme un citron, en vain le militaire le dépouille et le bourgeois le rosse, il s’en console en buvant de la chicha et de l’eau-de-vie, en pêchant à la fraise et en dansant le zapateo. Quelques voyageurs pessimistes ou mal renseignés ont pris pour de l’abrutissement cette quiétude d’esprit qui caractérise les Lampeños. J’avoue qu’elle m’a toujours paru le dernier mot de la sagesse humaine et partant le comble de la félicité. Si quelque Jérôme Paturot, avide de bonheur, s’avisait de le rechercher autour de ce globe, c’est dans la province de Lampa qu’il le trouverait infailliblement.




TROISIÈME ÉTAPE,

DE LAMPA À ACOPIA.


La plaine de Llalli. — Qui traite du moyen d’attendrir le cœur des Indiennes et de se procurer à déjeuner. — Histoire émouvante d’une belle-mère et d’une bru. — Manibus date lilia plenis. — Le courrier royal. — Qu’au Pérou si les jours se suivent et ne se ressemblent pas, les villages qui se succèdent se ressemblent. — Apachecta. — Pucara, son étymologie et sa foire. — Un malade et un médecin. — Où les bonnes femmes trouveront une nouvelle recette du baume de fier-à-bras. — Essai dithyrambique sur les ruisseaux. — Adieux bachiques. — Le curé Miranda. — Une églogue accompagnée de coups de fronde. — Santa Rosa. — Une fête au milieu des neiges.

Si la bourgade de Lampa est d’un aspect lugubre quand on y entre à la nuit tombante par la pampa de Cabana, elle n’offre pas un coup d’œil bien gai, lorsqu’on en sort au soleil levant par la puna de Llalli. Tel fut le jugement que je portai en voyant disparaître les dernières maisons de cette capitale et s’affaisser les deux cerros auxquels elles sont adossées.

La puna de Llalli, que nous nous disposions à traverser du sud au nord, est une vaste surface mollement ondulée, tapissée de mousse et d’herbe rase et entrecoupée de quelques flaques d’eau, autour desquelles croissent des joncs ténus, rigides et noirâtres. Un silence de mort régnait dans cette plaine, que bornent à l’ouest les premières dentelures neigeuses de la Cuesta de la Rinconada[1] et à l’est le torrent-rivière de Pucara. J’ajouterai que, cheminant au milieu du désert, nous ne pouvions découvrir ni le cours d’eau ni la montagne, et que nos regards, aussi loin qu’ils pouvaient s’étendre, n’embrassaient qu’un horizon verdâtre et peu récréatif. Deux ou trois fois, Ñor Medina, inquiet de mon air ennuyé, m’avait adressé la parole, mais comme à jeun toute conversation m’est antipathique, j’avais laissé ses questions sans réponse, et l’homme rebuté par mon obstination à garder le silence, s’était mis à siffler un air du pays.

De Lampa à Llalli, première étape de la route que nous avions choisie, on compte trois petites lieues. Nous y arrivâmes entre onze heures et midi. Llalli est une

  1. Recoin. C’est le Nodus formé par la réunion des sierras de Cailloma, de Huilcanota et la chaîne des Andes occidentales. Ces sortes d’embranchements sont appelés Porco par les gens du pays.