Cabana, qui tantôt coulait lentement, tantôt précipitait son cours, selon que les terrains étaient plans ou déclives, nous la laissâmes se diriger à l’est, et nous prîmes au nord la direction de Lampa. Le ciel était d’une admirable sérénité. Un soleil brillant égayait le paysage ; mais vers deux heures, l’astre et l’éther se dérobèrent à nos yeux derrière un rideau de sombres nuages. Ces lourdes vapeurs, de l’espèce des nimbus, semblaient recéler dans leurs flancs la foudre, la grêle et la neige, et nous nous préparions à recevoir leur choc le plus philosophiquement possible, quand la Providence eut pitié de nous. Le noir tourbillon passa comme une trombe au-dessus de nos têtes, se contenta de remplir de poussière et de petits cailloux nos yeux, nos nez et nos oreilles, et alla s’abattre sur le Titicaca, au grand effroi des palmipèdes qui habitent le lac Sacré. Un instant après, le ciel redevenait couleur de lapis-lazuli et le soleil brillait de nouveau sur nos têtes.
Au moment où ma montre marquait quatre heures, nous longions le versant d’une colline tout parsemé d’éclats d’obsidienne d’un vert noirâtre et d’un scintillement à nous faire baisser les yeux. Des blocs erratiques de figure rectangulaire et de dimensions énormes, pareils à des pans de murailles restés debout après l’écroulement d’un édifice se dressaient çà et là. Comme nous passions à dix pas de ces masses, je découvris un buisson de tolas[1], au feuillage rigide et sombre, qui végétait à l’abri du vent du nord. Autour de ce buisson, à demi cachés dans une herbe fine et douce, quelques érantbis naines, particulières à ces latitudes, épanouissaient leur corolle blanche. Déjà je me disposais à mettre pied à terre pour cueillir un bouquet de ces fleurs alpines qui me rappelaient les pâquerettes au cœur d’or dont avril étoile nos pelouses, quand un oiseau, arrivant de je ne sais où, s’abattit comme une flèche sur ces fleurettes, et sans que ses pieds touchassent la terre, passa de l’une à l’autre, plongeant dans leur calice son bec démesurément long, courbe et effilé. Au vol bourdonnant de l’oiseau, à ses allures vives et saccadées, à sa configuration spéciale, je reconnus un individu de la famille des trochyles. J’avoue néanmoins qu’un colibri de cette taille, dont les ailes mesuraient quelque trente centimètres d’envergure, me parut un fait si prodigieux, qu’un instant je me défiai du témoignage de mes yeux écarquillés outre mesure. Force me fut pourtant de me ranger à l’évidence et de convenir avec moi-même que cet oiseau mystérieux était bien un trochyle, mais un trochyle géant, lequel était aux individus de sa famille ce qu’un moineau serait à un dinornis, si le dinornis existait encore.
Pendant le temps d’arrêt de quelques secondes que le trochylus en question fit sur chaque fleur, qu’il lacérait à coups de bec quand elle ne lui offrait aucune pâture, je pus ou je crus remarquer que sa chape et ses ailes étaient d’un vert noirâtre, à reflets métalliques, et sa poitrine d’un gris d’ardoise qui passait au blanc sale en atteignant le ventre. Sa récolte de miel finie, l’oiseau disparut par un mouvement d’ailes qui me rappela le vol tourbillonnant des feuilles sèches qu’un ouragan d’automne emporte loin des bois.
Comme je n’avais rien de mieux à faire, je pris mon garde-notes et j’écrivis au crayon les lignes suivantes, si bien effacées à cette heure que, pour les déchiffrer, je me vois contraint d’appliquer à mon œil une loupe d’un fort grossissement.
« Aujourd’hui sept juillet, fête de saint Firmin, évêque de Pampelune, qui vivait au quatrième siècle, observé entre Cabana et Lampa et par une altitude d’environ douze mille pieds, un coibri d’une taille phénoménale. Ce colibri apporté par le vent, vient d’être remporté par lui. Le naturaliste Tschudi a déjà constaté ce fait de trochyles picorant à treize mille sept cents pieds au-dessus de la mer, mais il n’a rien dit du genre de fleurs dont l’oiseau recherchait le suc à cette élévation. Or, le colibri que le hasard m’a permis de voir aujourd’hui pompait le miel d’une eranthis gracilis, dont le nectaire ou l’écaille pétaloïde qui en tient lieu ne pouvait contenir, comme celui des renonculacées, qu’un suc âcre, de propriétés vénéneuses. Soumettre à l’appréciation du premier savant que je rencontrerai, ce cas qui me semble bizarre, de colibris voltigeant sur la limite des neiges éternelles et se nourrissant de poisons. »
Une heure après l’apparition du trochylus que mon guide avait pris pour une hirondelle, nous passions à gué la rivière de Lampa, cours d’eau sans importance en temps de sécheresse, mais qui devient un torrent furieux à l’époque de la fonte des neiges. Déjà le soleil baissait sensiblement. L’atmosphère, d’une pureté magnifique, paraissait saturée d’une poussière d’or. Les lichens et les leprarias qui tapissaient certaines roches prenaient aux reflets du couchant des tons mordorés pareils aux
- ↑ Baccharis obtusifolia.