Page:Le Tour du monde - 06.djvu/265

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

traient incrédules ou indifférents à la parole que je faisais entendre à leur oreille. Tous ne voyaient dans l’avenir qu’une continuation fatale du passé. En vain j’essayai de relever ces âmes abattues par les promesses d’une vivifiante espérance ; en vain je leur démontrai la possibilité d’arriver par la régénération de leur être moral à une amélioration physique dans leur sort ; tout ce que je pus tenter à cet égard fut sans résultat. Les uns m’écoutèrent par curiosité, les autres par obéissance. Aucun d’eux ne parut touché ou convaincu.

« La loi du Christ que je tâchais d’inculquer à ces hommes contrariait trop vivement leurs habitudes de débauche et de dissolution, pour qu’ils l’acceptassent comme un bienfait. Leur apathie naturelle, encore accrue par l’hébêtement de leurs facultés, s’effrayait et reculait devant un changement de vie. Accoutumés à trouver l’oubli de leurs maux dans les fumées de l’ivresse, ils ne comprenaient pas qu’on pût le chercher dans le renoncement à soi-même et le dévouement à autrui, dans l’amour, la charité, la fraternité, dans la vie de l’âme en un mot.

« Longtemps j’étudiai ces êtres dégradés par la souffrance et par la peur, cherchant un endroit vulnérable où le glaive de la parole pût les atteindre. Mais je me rebutai de cette étude en reconnaissant son inutilité. À ces âmes endurcies, il eût fallu un de ces coups de foudre particuliers, par lesquels Dieu communique les trésors de sa grâce aux pécheurs qu’il veut convertir. Dans l’impossibilité de les convaincre par le raisonnement, je substituai le sentiment à la logique et leur témoignai ostensiblement une vive sollicitude et un dévouement absolu. En agissant ainsi, je croyais éveiller leur reconnaissance, m’attirer leur affection et arriver à leur esprit par le chemin de leur cœur. Mais là aussi je fus cruellement déçu dans mon espoir. En échange de mes bienfaits, je ne trouvai chez eux que le doute et la méfiance, souvent l’ironie, la malice ou la fausseté, presque toujours la lâcheté sous la douceur. Dix années de ma vie, les plus belles, les plus viriles, furent consacrées à ce labeur ingrat, dix années qui tombèrent dans le gouffre du passé, sans avoir fait croître un seul brin d’herbe sur les bords.

« Ô mon enfant ! que la vie me parut lourde et désenchantée, quand je me fus bien persuadé que mon idée de régénération était une chimère à la poursuite de laquelle je me fatiguais vainement ! À partir du jour où j’eus reconnu l’impossibilité d’atteindre mon but, un ennui profond, un dégoût amer s’emparèrent de moi ; l’inaction d’esprit, l’isolement du cœur me jetèrent dans une tristesse mortelle. Pendant un laps de temps dont je ne saurais préciser la durée, je vécus replié sur moi-même et indifférent à tout. Les caresses et les soins de mes pauvres sœurs qui s’affligeaient de mon état, dont elles ignoraient la cause, me soutinrent dans cette épreuve.

Abattu par la perte de mes illusions, froissé dans mes plus chères sympathies, mais sans colère et sans haine pour les hommes à qui j’avais ouvert mes bras et mon cœur et qui les repoussaient, je me jettai dans l’étude de la nature, croyant y trouver un remède à mes souffrances, en même temps qu’un aliment à ma pensée. J’espérais que la contemplation de l’infini, en suscitant en moi un nouvel ordre d’idées, m’arracherait aux maux de cette terre pour ne me laisser voir que les splendeurs du ciel. J’étudiai donc, ou plutôt j’observai la vie de la nature, essayant de la suivre dans ses transformations diverses et pénétrer ses moindres secrets. J’écoutai avec ravissement ses capricieuses harmonies ; je recherchai leur sens caché. J’admirai, plein d’enthousiasme, l’ordre et la beauté de l’univers et la régularité des lois auxquelles il est soumis. Après avoir constaté les effets, je tentai de remonter aux causes ; je voulus connaître la pensée qui avait présidé à la création, et dans une éjaculation fervente, il m’arriva souvent de m’élancer vers Dieu pour la lui demander.

« Mais je m’aperçus bientôt que cette admiration constante usait mes forces sans les retremper. Mon esprit flottait au hasard dans cette immensité, comme un esquif sans rames et sans boussole, et mes yeux aveuglés par l’éclat des astres se refermaient de lassitude. Je compris alors au vide étrange qui se fit en moi que je n’étais pas né pour la vie contemplative. Pour jouir instinctivement de ces calmes et sereines merveilles, une organisation plus poétique que la mienne eût été nécessaire ; pour étudier le mécanisme de ces sphères et s’expliquer d’une façon satisfaisante les lois et les affinités qui les régissent, il eût fallu une intelligence nourrie d’études plus substantielles que celles qu’habituellement on fait chez nous.

« Je retombai de nouveau sur moi-même et sentis mon âme accablée sous le poids de l’ennui. L’étude de la nature qui m’avait sourit un moment me devint odieuse ; elle n’avait servi qu’à me faire sentir plus vivement encore ma petitesse et mon isolement. La vie ne me sembla plus qu’une veille aride, une réalité desséchante. La réflexion surtout m’accablait ; j’eusse voulu désapprendre l’exercice de la pensée, perdre la mémoire du passé, la conscience du présent, l’appréhension de l’avenir ; végéter, en un mot, à la façon des plantes. Pendant des mois et des années je vécus de cette vie languissante et morne, accomplissant scrupuleusement tous mes devoirs de prêtre et de chrétien, mais sans y trouver cette satisfaction intime que donne la certitude du devoir accompli. Les erreurs et les maux auxquels je n’avais pu porter remède étaient comme autant de fantômes qui me poursuivaient dans mes veilles et revenaient encore troubler mon sommeil.

« La révolution de 1824 éclata sur ces entrefaites. La royauté dut céder le pas à la république. De grandes institutions croulèrent en un jour ; les décombres s’amoncelèrent de toutes parts ; un moment j’espérai que de ce bouleversement politique et social il résulterait quelque chose de grand et d’utile ; qu’une ère fortunée commencerait pour nos populations ; mais mon espoir fut de courte durée. La forme des choses eut beau changer, le fond resta le même. Le mot liberté inscrit sur la