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bitais Macusani, j’ai connu des Européens que l’amour de la science attirait dans ces contrées. Bien que mes relations avec eux aient été de courte durée, le souvenir en est resté profondément gravé dans ma mémoire. »

Pendant que le prêtre parlait, j’étudiai sa physionomie et la comparais en idée à l’affreux portrait que j’avais vu de lui. Ses traits offraient le type de la race iranienne, mais sans cette saillie des zygomas et cette violente courbure du nez qui le caractérisent. Une pensée constante, pensée d’humaine charité et d’amour divin, semblait avoir encore ennobli et épuré les contours d’un visage déjà noble et correct. Les yeux du vieillard, fermés, comme il le disait lui-même, aux choses de ce monde, et ne communiquant à l’esprit aucun reflet de la nature extérieure, ces yeux aux paupières toujours closes donnaient à son visage le calme auguste et sérieux des beaux masques antiques. L’idiome quechua avec ses expressions fleuries et ses métaphores pompeuses, qu’il employait dans sa conversation, de préférence à l’espagnol, spiritualisait encore chez lui, pour ainsi dire, la beauté plastique, en prêtant à sa pensée je ne sais quelle grâce mystérieuse, quelle élévation soutenue, qui n’avaient rien de commun avec le langage habituel des hommes.

Le costume du prêtre se composait d’une espèce de houppelande de ce drap grossier appelé bayeta, qu’on fabrique dans le pays. Sa chemise était en toile de coton écrue et un mouchoir de cotonnade à carreau lui servait de cravate. Quant à l’ameublement de la chambre, il était comme les habits du vieillard, d’une simplicité qui touchait presque au dénûment. Des murs blanchis à la chaux ; au chevet du lit, une toile représentant la Vierge des sept douleurs ; un bénitier et un rosaire à côté de l’image. Çà et là, des, bancs, des escabeaux, une malle en cuir et quelques objets sans valeurs ; puis à droite, dans l’ombre, une seconde couchette, probablement celle de la sœur Véronique, complétaient l’humble mobilier qui me remit en mémoire ces deux vers d’un poëte :

La croix de bois, l’autel de pierre,
Suffit aux hommes comme à Dieu.

Le digne pasteur s’était tu. Je profitai de son silence pour lui demander, non sans m’excuser à l’avance de mon indiscrétion, quelques détails sur son passé et la vie qu’il menait dans cette solitude.

« Mon enfant, me répondit-il avec un fin sourire, ne m’avez-vous pas dit que vous aviez lu la légende placée au bas de mon portrait ? Eh bien, cette légende a dû vous instruire de toutes les particularités de ma vie.

— Cette légende, répliquai-je, ne m’a raconté que les vertus du prêtre et les labeurs de l’homme. Elle ne m’a rien dit de leurs souffrances et je tiendrais à les connaître ; car si vous ne m’aviez déjà dit que vous avez souffert, je l’aurais deviné en vous voyant et en vous écoutant parler. »

Une pensée d’amertume passa sur le front du vieillard, comme l’ombre d’un nuage sur une eau calme ; mais il se remit promptement.

« Voyons, me dit-il, la journée s’avance et vous aurez cinq lieues à faire pour trouver une estancia. Consentez-vous à me donner votre soirée et à passer la nuit sous mon toit ? À ce prix, je vous raconterai mon histoire, non pas celle que vous avez lue dans le musée de Lima, mais celle que Dieu seul connaît…

— Je ne vous quitterai que demain matin, lui répondis-je.

— Véronique ! cria-t-il alors en se penchant vers la porte entr’ouverte, le souper de notre hôte sera-t-il bientôt prêt ?

— Un peu de patience, mon frère, répliqua la voix de Véronique ; le couy[1] n’est frit que d’un côté et j’ai encore mon omelette à faire. »

Comme je m’excusais au curé de l’embarras et du travail que j’occasionnais à sa sœur pour les apprêts de ce repas, quand un morceau de pain et un triangle de fromage auraient pu me suffire.

« Oh ! me dit-il, nous ne sommes pas en carême et ce jour-ci n’est pas un vendredi pour que vous fassiez maigre. Une seule chose me contrarie : c’est le retard qu’on met à vous servir. Mais Véronique est seule au logis. Notre sœur Epifania est allée à Lampa vendre la laine que les pauvres filles ont filée en commun la semaine dernière, et je ne l’attends que dans la soirée.

— C’est un voyage de six lieues, observai-je.

— Six pour l’aller et six pour le venir, me répondit le curé. En tout douze lieues que notre sœur aura à faire aujourd’hui ; aussi sera-t-elle bien fatiguée. Plaise à Dieu que la rivière de Lampa ne soit pas en crue, car Epifania aurait à chercher un gué pour la traverser et le courant est bien rapide…

— Avec une bonne mule elle n’a rien à craindre, répliquai-je.

— Hélas ! fit le prêtre, nous ne possédons ni chevaux, ni mules, et notre sœur est obligée de voyager à pied. C’est une de mes afflictions les plus vives. Pauvres sœurs, moi qui aurais voulu les entourer de soins dans leur vieillesse pour les récompenser de leurs labeurs passés… Mais Dieu saura bien le faire à ma place… » Cette conversation fut interrompue par dame Véronique qui nous cria que le souper était servi.

« Donnez-moi votre bras, me dit le curé, et allons nous mettre à table ; pendant que vous mangerez, moi j’achèverai de dire mon rosaire. »

Nous passâmes dans la pièce d’entrée où, sur une table couverte d’un linge, j’aperçus dans des plats de terre, d’un côté le cochon d’Inde écartelé et frit à point, de l’autre l’omelette ou tortilla, aplatie et un peu brûlée, selon l’usage du pays. Un pot d’eau de source et un couteau à manche de corne complétaient le service. Dame Véronique, rouge et tout essoufflée du tour de force culinaire qu’elle venait d’accomplir, me montra le siége qui m’était destiné et aida son frère à s’asseoir en face de moi.

Je me jettai sur les aliments qui m’étaient offerts, et à

  1. C’est le nom en quechua du cochon d’Inde ou cavia minima.